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Ibrahim Tabet : Hier encore … Baalbeck, années soixante
Le 23/08/18
Devant son nom au dieu cananéen-phénicien Baal, Baalbek fut baptisée Héliopolis, la cité du dieu soleil par les Grecs. Elle doit en grande partie sa renommée à son prestigieux festival international, lancé en 1956 à l’initiative du président Chamoun. Constituant le moment fort de la saison d’été nous ne manquions pour rien au monde de nous y rendre de Sofar, pour assister aux représentations où l’émotion était toujours au rendez-vous. Se donnant dans le cadre grandiose des ruines de son acropole romaine, elles se déroulaient, soit à l’intérieur et sur le parvis du temple Bacchus, un des temples romains les mieux conservés au monde ; soit à l’emplacement du temple de Jupiter dont seuls subsistent six colonnes de granite hautes de vingt-deux mètres. Le plus grand du monde romain, il fut bâti au-dessus d’une esplanade formée de monolithes cyclopéens de plusieurs centaines de tonnes. Situé un peu, à l’écart, un petit temple, dédié à Venus, complète la triade des divinités adorées en ce lieu dans l’Antiquité.
D’une exceptionnelle richesse culturelle, le programme du festival comportait aussi bien des pièces de théâtre, des concerts, des ballets et des opéras figurant au répertoire international, que des soirées consacrées au folklore libanais. Il a vu défiler des artistes du monde entier : la troupe de théâtre de la comédie française, les ballets Béjart, l’orchestre philarmonique de Vienne, Herbert von Karajan, Richter, Rostropovitch, Noureev … La nuit, ses temples paraissaient encore plus imposants sous l’éclairage des projecteurs. Et la musique solennelle de l’air d’appel annonçant le début imminent des spectacles ajoutait une touche supplémentaire à la majesté du lieu et à la magie de ces soirées inoubliables. L’éclatement de la guerre en 1975 a interrompu pendant plus de vingt ans le festival qui n’a repris ses activités à une échelle plus réduite qu’en 1996. C’est par ces mots couchés sur le papier que j’ai exprimé, lors d’un des jours sombres de l’année 1988, l’amertume que m’a causée cette éclipse : « Il y a quelques années Herbert Von Karajan dirigeait la neuvième symphonie de Beethoven, au pied des colonnes majestueuses du temple de Jupiter héliopolitain. Aujourd’hui des barbus du Hezbollah campent dans les ruines de Baalbek que l’esprit a abandonné. On est accueilli à l’entrée de la ville par un immense portrait de Khomeiny entouré des sinistres drapeaux noir du jihad islamique et d’affiches du soi-disant parti de Dieu. Mépris de la tolérance qui régnait en ces lieux dédiés au culte syncrétique des dieux de l’Antiquité, insulte à l’art raffiné de la calligraphie arabe, le nom d’Allah figure sur son logo avec un « L » » en forme de bras vengeur brandissant une kalachnikov ! La soie des robes du soir n’effleure plus l’escalier monumental menant aux Propylées et les divinités aimables ornant les entablements écroulés du temple de Bacchus ne connaissent plus l’ivresse des soirs de sons et lumières ». Elles sont mortes d’une seconde mort. Aucun son ne réveillera désormais leurs sens. Aucune lumière ne caressera le marbre froid de leurs seins qui ne palpitera plus comme aux temps anciens de leurs bacchanales extatiques ! Plus de célébrations initiatiques ! Plus de rites sensuels et solennels ! Plus de fêtes et de festivals ! Plus de danse, de musique et de poésie. Le culte de la nature de la beauté et de l’amour est à jamais banni de ces lieux désormais voués à l’obscurantisme. Adieu Baal-Jupiter. Adieu belle Astarté la phénicienne, amoureuse d’Adonis, devenue Venus la romaine. Adieu Romeo et Juliette. Adieu Phèdre dont le cri de désespoir clamé lors d’une représentation à Baalbeck de la tragédie de Racine et appris sur les bancs de l’école des Roches resurgit sur mes lèvres : « Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ? Quel transport me saisit. Quel chagrin me dévore ? ….Brahim vous rêvez encore ! » Le désarroi exprimé par ces vers et la voix, qu’il me semble réentendre, de mon professeur de français, la vielle mademoiselle de Comminges, lointaine descendante du connétable, accroissent mon sentiment d’amertume envers la décadence et la barbarie qui a envahi ces lieux bénis des dieux.
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