Dans le cadre du Salon du livre francophone, en parallèle aux signatures des écrivains, se tiennent des conférences dont les thématiques balayent le champ conceptuel de la littérature. Le lundi 26 octobre 2015, nous avons assisté à une conférence portant sur le projet ‘’Bibliothèques nomades’’, un projet pédagogique lancé par le Lycée Abdel Kader qui réinvente le lieu traditionnel de la bibliothèque en s’interrogeant sur la pertinence du classement des livres et à sa nécessaire immobilité en tant que lieu.
La bibliothèque représente à la fois le lieu consacré à la littérature mais aussi pris en charge par la littérature. C’est un espace identique à travers le monde, constituant un repère visuel rigide. Concevoir une autre forme de bibliothèque, c’est en modifier ses paramètres : le classement des livres, quels livres, l’abolition des étagères, l’espace en tant que lieu figé... Le projet ‘Bibliothèques nomades’ remet en question la forme monolithique de la bibliothèque en creusant sa propre logique, conduisant à une déconstruction du lieu tant dans son aspect visuel que dans l’ordre qui la régit.
Le projet est parti d’un constat très connu dans la littérature et qui en constitue d’ailleurs un topos : une bibliothèque c’est un lieu accessible, paradoxalement ouvert, car on peut y entrer sans distinction, et fermé, car il est caché, contenu dans un édifice. C’est un endroit où tous les livres sont dans un certain ordre.
‘‘C’est justement sur la pertinence du classement qu’on a souhaité s’interroger, produisant de fait une remise en question de l’aspect traditionnel de la bibliothèque avec ses étagères empilées’’, nous explique David Metivier, l’un des créateurs du projet, professeur de lettres au Lycée Abdel Kader.
‘‘Ce projet est d’abord un projet pédagogique qui s’adresse aux élèves issus des établissements du réseau de l'enseignement français au Liban, constitué de 43 établissements français. Et puis le projet a pris de l’ampleur, il s’ouvre maintenant aux étudiants, notamment à Tripoli, et aux lecteurs.’’ Néanmoins, le projet en est à peine à ses premiers balbutiements, puisque les bibliothèques nomades, une fois conçues, seront exposées entre le 11 et le 15 avril 2016 à la maison Mansion, rue Abdel Kader. Cela laisse un peu de temps. Le projet, déjà annoncé et diffusé, en est à sa phase de conception. Ce lundi 26 octobre 2015 a été l’occasion de faire discuter trois écrivains francophones lors du lancement du projet : Robert Solé, Charif Majdalani et Kamel Daoud. Car, évidemment, la question la plus problématique concernant la conception de ces ‘Bibliothèques nomades’ est d’abord le contenu même de la bibliothèque : quels livres pouvons-nous choisir ?
‘‘Ce sont les élèves qui sont les décideurs, ce sont les livres qu’ils souhaitent qui seront dans la bibliothèque. Mais cette bibliothèque sera composée d’auteurs francophones, c’est-à-dire qui utilisent la langue française pour écrire’’, nous précise David Metivier. En effet, il n’y aurait aucune logique à s’intéresser à des auteurs franco-français dans un pays comme le Liban, conduisant directement au dangereux raccourci qu’une langue n’appartient qu’à son pays natal. C’est sur ce point que la présence des trois écrivains apparait comme un complément très enrichissant dans le lancement du projet : chacun revêtait une position différente, éminemment personnelle, dans son rapport à la langue, à l’écriture et à la lecture.
Si les bibliothèques apparaissent comme homogènes dans leur aspect visuel, il convient de nuancer notre propos s’agissant de leur contenu. Pour les écrivains, c’est la lecture d’abord qui les forme. Si bien que ce n’est pas une école qui les façonne, mais une bibliothèque. La conception de ‘nomadité’ est donc tout aussi pertinente en ce sens :
‘‘De quelle bibliothèque êtes-vous issus ?’’, demandait le modérateur Georges Guitton aux trois écrivains. La réponse de chacun nous a montré la difficulté de classer ces auteurs sous une catégorie identitaire qui serait ‘littérature francophone’. Leurs visions de la littérature sont si différentes, voire même opposées, que la catégorie n’y résisterait pas.
L’expression - oxymore – ‘Bibliothèques nomades’’ implique donc les multiples contradictions et enjeux auxquels fait face la bibliothèque dans sa réalisation. Si elle est un lieu de collection, c’est paradoxalement dans l’absence et le manque de livres - témoins de traces humaines (pages cornées, phrases soulignées, couvertures déchirées, absence d’œuvres sur les étagères) - que la bibliothèque fonctionne. Le manque et l’absence deviennent alors des signes d’un précédent partage avec l’autre (prêter, donner un livre). Cette initiative pédagogique est extrêmement pertinente et innovante dans les questions qu’elle se pose et crée un espace de réflexion qui dépasse celui de l’école.