Prendre Refuge
Le 07/09/18
Nayla Rached
Publié chez Caterman, la bande dessinée ‘Prendre refuge’ est signée Mathias Enard pour le texte et Zeina Abirached pour le dessin, sur un scénario commun. Entre Bâmiyân et Berlin, entre hier et aujourd’hui, à l’amour comme à la guerre…
‘Prendre refuge’, le refuge. "Des moments tournants où les choses basculent que ce soit sur le plan personnel, comment se fait et se défait une relation et, de la même façon, comment l’état du monde se transforme", dit Mathias Enard, et Zeina Abirached de poursuivre aussitôt en écho, un refuge, "comme une halte, une étape dans un cheminement, un moment de transition, un moment de bascule, justement…"
"On ne se convertit pas au bouddhisme. On y prend refuge" : c’est par ces mots que s’ouvre la BD ‘Prendre refuge’. Jouant de la multiplicité de ce terme, de toutes ses variations de sens, la BD se lit et se relit une multitude de fois pour approcher, à chaque fois un peu plus, les multiples effeuillements qu’elle promet.
‘Prendre refuge’ se décline dans une mise en abyme principale ; deux histoires indépendants qui se recoupent dans le dessin et dans la symbolique. Dans chaque pan de cette double histoire, une histoire d’amour, le dessin semble prendre à chaque fois une allure légèrement différente, plus espacée, plus langoureuse, plus mystique dans la partie Afghanistan, plus recoupée, plus condensée, plus près du réel dans la partie Berlinoise.
1939, Afghanistan. Autour d’un feu de camp, aux pieds des Bouddhas de Bâmiyân, une voyageuse européenne, Anne-Marie Schwarzenbach, tombe amoureuse d’une archéologue. Cette nuit-là, les deux femmes l’apprennent par la radio, la Seconde Guerre mondiale éclate. 2016, Berlin. Karsten, jeune Allemand qui se passionne pour l’Orient rencontre Neyla, une réfugiée syrienne, dont il s’éprend, malgré leurs différences. Entre ce qui a eu lieu dans le passé et entre ce qui se passe actuellement, la différence n’est peut-être qu’une illusion.
Neyla est originaire d’Alep. Berlin et Alep, une ville qui a été détruite et dont l’entité avait été scindée par le passé, "l’histoire la plus tragique de l’Europe", précise Mathias Enard, et une autre ville, Alep, aujourd’hui détruite. ‘Prendre refuge’ invite le lecteur à porter le passé et ses histoires qui se répètent, comme Karsten porte entre les mains le livre ‘Prendre refuge’, pour ne pas oublier, pour comprendre l’autre, porter la même histoire que l’autre. La Seconde Guerre mondiale après tout, c’était il n’y pas si longtemps. On est en 1939, et "L’Europe, dit l’un des personnages, nous pousse en avant, comme des bêtes fuyant l’orage, il faudra sans doute faire face. Rentrer pour résister". Et Stefan Zwig qui est en exil, comme tant d’autres, comme Neyla, justement.
Au fil des pages, on retrouve certaines particularités du dessin de Zeina Abirached, les formes géométriques, le foisonnement des détails, les onomatopées, le tracé minutieux, les rappels entre les cases, d’une planche à l’autre, d’une page à l’autre, les pleines pages et les doubles pages. L’action justement du dessin se situe dans la contemplation, dans la lenteur, dans le silence de chaque dessin qui se prête à la rêverie, qui transporte le lecteur dans un monde parallèle, dans un monde entre deux, au croisement de la réalité. Et nous voilà côtoyant Karsten et Neyla, au cœur de leur intimité, vivant au rythme de leur vie, de leur rencontre, des moments partagés. A l’instar de cette séquence où Neyla apprend à Karsten la langue arabe à travers un poème de Nizar Kabbani. L’occasion pour Zeina Abirached de mettre en dessin la calligraphie arabe, les mots qui s’entremêlent aux images, la lune croisant les yeux, la perdition et le départ, la noyade et l’amour, pour se réfugier dans l’autre, s’y lover, prendre ce qu’on ne cherche pas, ou ce qu’on ne trouve pas.
En superposant plusieurs périodes des XXe et XXIe siècles, en agençant mythologie et symbolique, Orion et le Scorpion, en brodant le motif du miroir, l’histoire se tisse dans son fil continu et répétitif, à des nuances près, à des espaces près, pour conter le monde d’aujourd’hui et ce qu’on se plait à ne pas voir, à ne plus entrevoir.