En 2000 Brigitte Labbé fonde la collection Les Goûters philo (aux éditions Milan Bayard), qui s’adresse aux enfants à partir de 8 ans et qui connaît un énorme retentissement en France et à l’international. 50 titres à ce jour, traduits dans 25 langues (sauf l’arabe et l’anglais !). Brigitte Labbé raconte à l’Agenda Culturel.
Tous les titres de la collection sont issus de la philosophie ?
Absolument. Des sujets tels la justice et l’injustice, la vie et la mort, la beauté et la laideur, les artistes et le monde etc. Pour les 25 premiers numéros, la collection est co-signée avec Michel Puech, professeur à la Sorbonne, spécialiste de Kant et de la philosophie des nouvelles technologies. Les numéros 26 à 50 sont co-signés avec Pierre-François Dupont-Beurier, professeur agrégé de philosophie.
Comment se fait-il que les ouvrages n’existent pas en arabe et en anglais alors qu’ils sont traduits dans 25 langues ?
De façon générale les éditeurs étrangers qui ont été intéressés par la traduction de l’ouvrage (espagnol, italien, allemand, turc, chinois, russe et bien d’autres !) n’ont pas demandé de changements dans le texte, mais l’éditeur américain voulait beaucoup trop de modifications afin de l’adapter à une culture très pragmatique. Or cela ne correspondait pas à de la philosophie telle que nous la pratiquons dans la collection. Pour ce qui est de l’arabe, je ne sais pas ! Et c’est bien dommage.
Comment a commencé cette formidable aventure ?
Je pensais que ce serait une parenthèse dans ma vie. Or c’est devenu une autre vie car je viens de l’univers du business ! Ayant suivi un cursus très classique de grande école de commerce, je me suis retrouvée très jeune à des hauts postes de responsabilités en entreprise, marketing, management etc et j’ai même fondé ma propre start up. Mais à un moment donné je me suis aperçue que je n’arrivais à me projeter et là, à l’âge de 37 ans, j’ai décidé de m’offrir une année sabbatique.
Et vous vous êtes inscrite à un cours de philosophie à la Sorbonne ?
Oui, j’ai toujours été très impressionnée par le monde littéraire et philosophique et je voulais le découvrir. Mon cursus universitaire me permettait de m’inscrire en deuxième année de philosophie et là, c’est le choc. Je commence enfin à me poser des questions, penser, réfléchir. C’est comme si une fenêtre s’était ouverte, laissant entrer un vent nouveau. Il y avait des cours auxquels je ne comprenais rien. Et je me disais « ce n’est pas normal, il doit y avoir un problème de transmission de cette matière ». Par ailleurs, d’autres cours étaient parfaitement clairs et l’on pouvait se sentir « élevé » en sortant, ce qui est le rôle du maître qui a des « élèves ».
C’est là que vous rencontrez Michel Puech ?
Oui et il faisait partie de ces professeurs qui élèvent. Un pédagogue extraordinaire, dans la transmission, agrégé, surdiplômé, il enseignait volontairement aux étudiants de 2e année, vraiment un homme formidable. Le soir en rentrant à la maison j’avais une disponibilité nouvelle pour les enfants qui avaient 7-8 ans à l’époque et je me suis aperçue qu’ils posaient des questions très philosophiques : où étions-nous avant de naître ? Pourquoi on meurt ? Pourquoi il y a des guerres ? Pourquoi il y a des pauvres dans la rue ? Pourquoi tout le monde adore la Joconde alors que je la trouve moche ? Pourquoi va-t-on au musée ? A l’école ?
C’était une forme de rencontre entre ce que vous viviez la journée sur le plan académique et le soir sur le plan personnel ?
C’est en effet ce qui a été à l’origine du déclic : Pourquoi ne pas parler de philosophie aux enfants dès le plus jeune âge ? C’est ce qu’on appelle la vulgarisation. Or c’est très difficile de vulgariser car il ne faut pas perdre le fond au profit d’une forme simple. C’est là que j’ai pensé au Professeur Puech. Le contacter n’a pas été simple, j’étais extrêmement intimidée !
Comment a-t-il accueilli l’idée ?
Je lui ai dit « Selon vous peut-on transmettre Kant aux enfants ? » et il a répondu avec beaucoup de bienveillance et de simplicité « On va essayer » !
Comment avez-vous alors procédé ?
Notre méthode a consisté à choisir un thème. Le premier fut Le travail et l’argent. Je me suis donc retrouvée dans ma cuisine avec ce professeur de la Sorbonne qui m’a donné des heures et des heures de cours sur le travail et l’argent. J’ai pris des notes, puis transformé le texte de façon à le mettre à la portée des enfants. Puis nous avons relu plusieurs fois jusqu’à être absolument d’accord sur chaque mot du texte. C’est ainsi que nous avons procédé à chaque fois et que je continue à procéder avec le Professeur Pierre-François Dupont-Beurier.
Vous avez facilement trouvé un éditeur ?
Pas du tout. Au début je n’ai eu que des refus. Je suis allée voir de nombreux éditeurs avec les deux premiers textes : Le travail et l’argent et la guerre et la paix et j’ai trouvé porte close jusqu’à ce que Dominique Auzel des éditions Milan tombe sur les deux textes que j’avais envoyés et en demande six ! Il a trouvé un illustrateur formidable, Jacques Azam, qui a donné une identité visuelle à la collection. L’aventure était lancée.
Les choses ont tout de suite bien marché ?
Non car il fallait convaincre les libraires qui étaient désarçonnés. Où allaient-ils mettre ces livres ? Dans le rayon enfant d’accord mais où ? Car il n’y avait pas de rayon « philo pour enfants ». Aujourd’hui ce rayon existe et prospère pour notre plus grande joie car nous avons été les premiers ! Ce qui était très inédit aussi dans Les goûters philo, c’est qu’il n’y avait pas de héros récurrent, un enfant ou un animal qui revient dans chaque ouvrage. Je voulais que le héros soit la question philosophique. Parler directement à l’intelligence de l’enfant, lui reconnaître un statut intellectuel avec son nombre de mots limités, sans passer par un intermédiaire.
Vous allez à la rencontre de votre jeune public ?
Oui et il y a plusieurs volets à mon activité. Tout d’abord l’écriture qui est bien sûr le volet le plus important. Et puis l’animation de débats philosophiques avec les enfants. Je tourne énormément dans les écoles, les médiathèques, les bibliothèques, les centres sociaux etc. Enfin les séances d’information (que j’appelle « déformation »), d’une part avec les parents et les grand-parents pour voir comment on peut utiliser l’outil philosophique afin de mieux communiquer avec les enfants et les petits enfants et d’autre part avec les enseignants, bibliothécaires, animateurs pour essayer de sortir de la relation verticale avec les enfants, établir une relation horizontale et se questionner ensemble.
Vous pouvez donner des exemples précis à nos lecteurs ?
Quand un enfant nous pose une question, que faisons-nous ? Nous répondons. Or ce qu’il faudrait faire plutôt c’est lui retourner la question et voir ce qu’il en dit lui-même. Ouvrir le débat plutôt que le clore. Récemment un enfant m’a demandé « pourquoi on enterre les morts » ? J’aurais tendance à répondre « pour éviter les épidémies » ou « pour pouvoir leur rendre hommage ». Mais j’ai choisi de lui dire « elle est géniale ta question. A ton avis ? Il y a des pays où on les brûle sur un bûcher, parfois on les met dans un cercueil ou dans un drap etc ». L’enfant va commencer à trouver des réponses, à réfléchir. Une autre question m’a été posée : « pourquoi la maîtresse d’école gagner mille fois moins d’argent que le gardien de but » ? Je lui dis « que fait la maîtresse et que fait le gardien de but ? » Il répond : « la maitresse nous apprend à lire et à compter et le gardien de but arrête des ballons ». Et là toute l’absurdité de la chose lui saute aux yeux !
Que pouvez-vous dire de votre rencontre avec la philosophie ?
Qu’elle a changé ma vie, qu’elle m’a permis de m’élever et que c’est un chemin de liberté.
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