Confessions en temps de Corona : Joana Hadjithomas et Khalil Joreige
13/04/2020
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, artistes et cinéastes
Pensez-vous que cette situation va amener à un changement ? et si oui, comment ?
Forcément, on l’espère ! Quelque part, on ne le voit pas encore, on a donc l’angoisse de l’inconnu mais il se pourrait que le changement soit déjà là. Ca ne pouvait plus durer ce monde dans lequel nous vivions. Certains pensent que c’est la fin de la naturalisation du système libéral, de la machine qui déraille de façon évidente et du règne du « c’est comme ça et ça ne peut pas être autrement ».
Chacun confiné, on se prend à rêver et à se dire et si c’est le moment de changer quelque chose ou plutôt tout ? Nous deux ne faisons pas partie des cyniques, nous espérons l’insoumission, croyons, rêvons que le monde peut et va muter. Une révolution réelle doit se faire au niveau climatique, au niveau économique, politique, culturel… à tous les niveaux…
De quoi est fait votre quotidien en temps de confinement ?
Nous sommes confinés à Paris avec nos deux enfants. De jour : On a des rituels, communs et collectifs. Comme tout le monde, nous travaillons et sinon nous rangeons beaucoup, nous lisons, nous regardons des films, nous écrivons, nous cuisinons, nous angoissons, nous nous réconfortons, nous parlons beaucoup, on fait des apéros virtuels avec des amis, de la famille. Et surtout on fait l’école à la maison avec notre fils de 9 ans. Et on fait de la méditation pour garder nos nerfs et notre patience à ce moment-là (admiration totale aux instituteurs).
De nuit : c’est plus compliqué. Khalil fait des tas de rêves cauchemars rocambolesques, plein d’aventures absurdes et moi, une nuit sur deux, je me réveille avec une série d’angoisses avec lesquelles je me démène. Au choix : la fin du monde, les problèmes économiques, les catastrophes humanitaires …J’ai un tas de sujets possibles à ma disposition !
Des petits bonheurs simples d’une vie active, qu’est-ce qui vous manque le plus ?
Ce qui nous manque le plus : être au Liban. Cela nous angoisse beaucoup d’être loin…On passe la moitié de l’année à Beyrouth mais là, on est bloqués à Paris. Savoir qu’on ne peut pas prendre un avion et y aller, même si un de nos parents, un de nos amis avait besoin de nous, c’est difficile. Nous y avons nos familles, nos amis, notre studio de travail, Metropolis, qui, même si la salle de cinéma a dû fermer est une association qui continuera quoiqu’il arrive. Nous pensons aussi à toutes ces personnes que la crise économique au Liban avait déjà tellement éprouvées et qui, avec le confinement, vont se trouver dans des difficultés encore plus terribles.
Ce qui nous manque aussi, c’est le contact: Toucher les gens, les embrasser, les serrer contre notre cœur. C’est terrible que ce virus empêche ça. Il faut tout maîtriser, tout désinfecter, derrière nos masques. Cette distanciation est glaçante, la virtualité de nos rapports est difficile même si, heureusement, elle existe.
Mais plus encore, c’est un certain rapport au réel qui nous manque, le hasard, l’accident, les rencontres fortuites, l’inattendu, ce qui nous déborde, ce qui nous dépasse…
Qu’est-ce qui ne vous manque pas ?
A un niveau personnel, la frénésie de notre vie juste avant confinement. On vient de finir (ou presque !) un nouveau film qui a été très difficile à réaliser pour nous et nous a entrainés, pendant plus d’un an et demi, loin de tout, de nos familles, de nos amis, de nos engagements habituels donc nous étions épuisés à tous les niveaux. Ce qui ne nous manque pas aussi, c’est la folie du marché de l’art par exemple, pour nous qui sommes artistes et qui ne supportions plus ses dérives …
A un niveau général, la pollution. La planète se nettoie de nous et de nos errances, de notre manque de respect et de notre sentiment de toute puissance alors que nous sommes si peu de choses.
Pour tromper l’ennui que suggérez-vous à nos lecteurs comme :
D’abord un message pour tous ceux avec lesquels il a fallu se battre tant de fois au sujet de l’art, de la culture et de la nécessité de les soutenir, qu’aurions nous fait sans ces jours-ci ?
LIVRE : Plusieurs en même temps : Où attérir de Bruno Latour (essentiel pour justement comprendre comment et où atterrir après tout ça), le livre de Lamia Ziadé, Ma très grande mélancolie arabe, on relit Beyrouth de Samir Kassir et les livres de Elias Khoury que je (Joana) lis en duo avec ma fille, le Décameron (de Boccace, de circonstances, des nouvelles en temps de peste, à la renaissance), Borges (toujours), Des villes et des femmes d’Etel Adnan (les lettres qu’Etel envoie à Fawaz Traboulsi sont toujours formidablement à propos) et tous les matins, on pioche un poème, n’importe lequel et on comprend encore et toujours, combien les poètes sont essentiels à nos vies.
SERIE : Chernobyl, autant aller à fond dans l’anxiété. Et se dire, comment pouvons-nous nous faire ça, à nous-même et à la planète ? Mais aussi, beaucoup de films, des classiques, des Chaplin ou Tati avec notre fils, (et bien sûr, tous les Harry Potter qu’on connaît par cœur) et avec notre fille, (ils ont 10 ans d’écart donc forcément… ) tant de choses à découvrir : là, on aimerait replonger avec elle dans Cassavetes, Antonioni, les classiques, Zabriski point ou Docteur Strangelove de Kubrick, à revoir !
ŒUVRE MUSICALE : D’habitude, on écoute du rock mais là, mood oblige, on écoute surtout de la musique classique: Chopin, Schubert, Mozart, Bach, en ce moment ou Sheikh Yassin el Tuhami. Et parfois, on met de la musique et on danse.
RECETTE DE CUISINE : Une sorte de folie culinaire s’étant emparée des réseaux sociaux, on va être modestes et suivre les recettes des autres (et aussi celles du blog de l’excellente Rafaella Sargi, du restaurant Liza ou du livre Beirut Cooks).
Un mot d’encouragement
Dormons, lisons, nourrissons nos esprits et nos âmes, préparons-nous à de nouveaux combats. Nous sommes en quarantaine à tous les niveaux. A la sortie, on va avoir une révolution à continuer et beaucoup, beaucoup de boulot sur tous les fronts …
Vos projets :
Nous venons presque de terminer notre nouveau film, Memory Box, tourné entre Montréal et le Liban, et qui nous a totalement absorbé pendant 1 an et demi. Ce long-métrage est inspiré de nos archives, les photos de Khalil de la fin des années 80 et surtout ma correspondance avec une très bonne amie qui a quitté le Liban durant la guerre civile libanaise. On s’est juré de s’écrire et on s’est écrit des lettres, des cahiers et enregistré des cassettes tous les jours de 1982 à 1988. Je n’ai retrouvé cette correspondance que 25 ans plus tard…Et c’est là qu’est née l’idée du film avec Manal Issa, Rim El Turki, Paloma Vautier, Clemence Sabbagh, Hassan Akil, Joe Kodeih et Nesrine Abi Samra coproduit par Abbout productions, Microscope et Haut et court. On a très envie de vous le montrer vite !
@Sophie Khayat
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