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Mode de seconde main : Le clivage entre générations

08/06/2022|Louise Servans

Le recyclage et la remise en circuit des vêtements s’impose progressivement comme une alternative socialement, économiquement, et écologiquement avantageuse. Mais son adoption au sein de la population libanaise se fait à deux vitesses. À bride abattue chez les plus jeunes, elle gagne du terrain plus péniblement chez les plus âgés. Les raisons qui poussent chaque cohorte à adopter la fripe, ou non, sont différentes et spécifiques à chacune. 

 

Pour les étudiants et les jeunes travailleurs, l’achat de fripes correspond souvent à une prise de position quasi-politique, pour exprimer un désir de s’affranchir de l’ordre établi. D’un point de vue environnemental d’abord, en Orient comme en Occident, c’est chez les jeunes que la cause écologique trouve le plus de prêcheurs. Dès la crise des déchets de 2015, par exemple, la jeunesse libanaise avait mené la campagne #YouStink sur les réseaux sociaux pour attirer l’attention du monde entier sur l’inaction et la responsabilité du gouvernement libanais. En choisissant de se vêtir en friperie, les jeunes consommateurs affichent leur intention de ne plus soutenir ces industries qui menacent l’environnement dans lequel ils évolueront. Dans certaines sociétés, les consommateurs ressentent même une honte d’acheter, réalisant que leurs envies ne sont plus corrélées à leurs besoins, par l’industrie de la fast fashion. Ce sentiment a été étudié et défini par le cabinet de conseil suédois HUI Research, traduit par “Kopskäm”. Ceux qui s’insèrent dans cette mouvance expriment aussi de cette façon leur rupture idéologique avec le système actuel. Plutôt que de suivre les règles d’usage selon lesquelles une tenue doit être neuve, en parfait état, et bien taillée, ce sont les vêtements un peu trop grands, raccourcis à vif aux ciseaux plutôt que retouchés, et les motifs délavés, qui se multiplient et trouvent des épaules toutes neuves à habiller. Si cette clientèle fraîche est aussi convaincue des bienfaits de la pérennisation du cycle de vie des vêtements, c’est aussi bien sûr grâce aux économies qu’elle permet, avant d’être un marqueur politique. Dépenser une somme plus élevée, pour un vêtement produit par une industrie qui ne fait plus autant rêver, n’est tout simplement plus envisageable pour beaucoup. 

 

Chez les clients plus âgés, bien que certaines de ces raisons puissent également faire de la mode de seconde main une option attractive, un fort scepticisme demeure. Le lexique historique du textile d'occasion, à lui seul, est évocateur du chemin à parcourir pour anoblir son image : fripes, chiffonniers, marché aux puces (en référence aux insectes parasites supposés faire partie intégrante des articles en vente). Pour ceux qui ont grandi avec l’idée selon laquelle les vêtements d’occasion sont destinés aux nécessiteux, leur aspect dégradant est difficile à surmonter. Comme le rappelle Hala Eid de Fashion for a Cause, que nous avons interrogée, la taille du Liban renforce le sentiment de communauté et une crainte subsiste de se faire voir en train de fouiller dans des bacs de vêtements d’occasion. Une exception confirme pourtant la règle : le luxe. Au lieu de symboliser les idées décrites plus haut soutenues par les jeunes générations, nombre de pièces d’habillement de luxe suivent en général une courbe de vie inverse : plus elles vieillissent, plus elles gagnent en valeur. Ceci se vérifie particulièrement pour les accessoires de grandes marques, ou de qualité supérieure. Ils ne sont alors souvent pas simplement qualifiés de pièces d’occasion ou de fripes, mais d’objets vintage, dont la rareté fait la valeur. 

 

Pour parvenir à convaincre ces générations de la désirabilité des vêtements d’occasion, au même titre que les accessoires, les professionnels de la seconde main ont plusieurs leviers avec lesquels jouer. Le premier est d’occulter, ou du moins de détourner l’attention du client, de la propriété même qui caractérise ces articles, en les assimilant le plus possible à du neuf. Comme décrit dans les articles précédents (voir plus bas), leurs boutiques sont très soignées et l’expérience de shopping y est aussi agréable que dans une boutique de marque de haut rang. Comme le fait remarquer Hala Eid: “les gens ne voient pas de problème à l’idée de dormir dans des draps d’hôtels dans lesquels beaucoup ont dormi avant. Cela devrait être pareil pour les vêtements.” D’autres vendeurs préfèrent au contraire mettre franchement en avant le côté vintage de leurs vêtements, en montrant tous les avantages qu’ils permettent : le caractère unique, et l’assurance d’avoir une tenue que l’on ne trouvera pas chez son voisin plaît beaucoup. C’est aussi la créativité des clients qui est sollicitée pour accorder les pièces entre elles. Créer un mélange actuel entre tendances passées et remises au goût du jour séduit beaucoup, en apportant une part plaisante de nostalgie qui rappelle aux plus âgés les tendances qu’ils ont connues. Enfin, les vendeurs de seconde main jouent beaucoup sur la qualité de fabrication des pièces d’habillement vintage. Cet argument résonne plus naturellement chez les générations plus âgées qui regrettent souvent la bonne facture passée des vêtements d’avant l’avènement de la fast fashion, dont le but est désormais de produire vite et à faible coût, des tenues faites pour ne pas durer. Ainsi, en se penchant sur ce que signifie la mode de seconde main chez chacune des générations, ce sont de profonds phénomènes sociétaux et économiques qui apparaissent, et qui aident à comprendre ce que cette tendance incarne pour chacun. 

 

 

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