Maabar : un podcast pour donner une voix à la mémoire de la guerre civile
28/06/2022|Louise Servans
En grandissant, Cédric et Anthony n’ont appris sur la guerre civile qu’à travers les quelques histoires qu’ils ont entendues chez eux attablés à des déjeuners de famille, sans rien savoir de ce qu’il se disait chez les autres. Plus tard, à l’université, dans leurs cours, la guerre ne se résumait qu’à quelques gros titres, quelques “faits marquants”. Et pourtant, pour leurs parents et leurs grands-parents, ce sont quinze années durant lesquelles la vie continuait malgré les tirs, qui ont été brusquement mises sous silence. Entre ces “faits marquants” que l’Histoire a retenus, dans les abris et les bunkers, on jouait aux cartes, on cuisinait, on riait parfois. Certains ont ouvert des commerces avec succès, certains sont tombés amoureux, certains se sont mariés, des milliers d’enfants sont nés.
Pour les deux fondateurs du podcast, la mission de Maabar pour réconcilier ces différentes perceptions de la guerre selon les générations, est donc double. Pour leur génération à eux, d’une part, il s’agit de ne plus tenir leurs parents responsables des stigmates de la guerre, et de tendre l’oreille attentivement à leurs récits pour réaliser qu’après tout, tout comme leurs enfants aujourd’hui, ils subissaient un destin qui leur était imposé. Ils composaient avec les règles d’un jeu barbare, pendant que leurs vies filaient toujours. Pour les plus âgés, d’autre part, il s’agit de proposer un espace pour parler, exprimer et accueillir enfin leurs souvenirs pleinement. Maabar cherche à redonner de la valeur à ces années de vie dérobées et enfouies, jusqu’alors si tabou. “En discuter avec nous, c’était même parfois thérapeutique pour eux”, explique Anthony. Son partenaire et lui ont d’ailleurs essuyé très peu de refus de témoigner : environ trois ou quatre sur une soixantaine.
Le format du podcast accomplit joliment cette mission de réouverture du dialogue. Dans un premier temps, les personnes interrogées étaient libres de raconter leur histoire comme elles le souhaitaient grâce à un style d’interview rassurant. “Nous ne voulions pas arriver avec une liste de questions précises pour éviter le fact-checking, l’accusation ou l’analyse. On leur demandait plutôt de commencer avec leur premier souvenir de la guerre par exemple. La couleur du ciel de ce jour-là", raconte Anthony Tawil. L’échantillon des personnes interrogées a été étudié avec précaution afin d’être le plus représentatif de la démographie et de la géographie libanaise. Les auditeurs peuvent ensuite écouter ces histoires sous différents angles de la guerre pour pouvoir oser eux-mêmes en parler en étant mieux informés. D’ailleurs, lorsque l’on demande à Anthony ce qui l’a le plus frappé en recueillant tous ces témoignages, il répond sans hésiter “leur similarité”. “C’est fou comme les histoires que l’on raconte sur la vie dans un bunker dans Beyrouth Ouest pouvaient être similaires à celles vécues à Tripoli par exemple. Il y avait tellement de points communs dans les récits de toutes les personnes interrogées, quelle que soit leur religion, ou même l’endroit où ils vivaient”.
Alors quelle importance donner à la mémoire de la guerre civile dans le contexte actuel, dans lequel les préoccupations du quotidien prennent inévitablement le dessus. ”Je ne pense pas du tout que la révolution d’octobre 2019 ait détourné l’attention de la guerre civile. Je pense au contraire que les gens voulaient tellement construire un système plus solide qu’ils se sont rendus compte de l’importance de prendre l’origine de nos dysfonctionnements comme base” livre Anthony.
Maabar, c’est un mot technique utilisé pendant la guerre civile libanaise pour désigner les zones où se trouvaient les très nombreux checkpoints militaires sur l’ensemble du territoire. En arabe, maabar réfère aussi à l’action de traverser, d’un point vers un autre. Et c’est cette idée qui guide le travail d’Anthony Tawil et Cédric Kayem : aider chaque auditeur à passer d’une idée floue et d’une perception unilatérale du conflit, à une connaissance plus éclairée. Proposer des clés pour “traverser” jusqu’à l’autre.
Les épisodes sont publiés chaque semaine du 5 mai au 14 juillet, sur toutes les plateformes de téléchargement légal en arabe, et sur youtube en format vidéo avec des sous-titres anglais.
A savoir
Youtube : Maabar - معبر | EP08 - Branch 235 - فرع ٢٣٥ - YouTube
Spotify : معبر | Maabar | Podcast on Spotify
Podeo : 08. Mezzeh, succursale 235 | Mezze, succursale 235 (podeo.co)
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