Une odeur de grenier, une étiquette roulée sur elle-même et jaunie avec le temps, de la laine feutrée par les nombreux lavages passés, des motifs et imprimés que vous ne pouviez plus supporter il y a encore quelques années, des épaulettes en mousse vous donnant une silhouette en triangle… C’est tout le charme des fripes. Selon une étude menée en 2018 par le géant américain de vente en ligne de vêtements d’occasion ThredUp, le volume des ventes du marché de la mode de seconde main devrait dépasser celui de la fast fashion dans le monde d’ici 2028. Ces deux courbes semblent bel et bien suivre des tendances opposées. Selon l’Institut Français de la Mode, tandis que les ventes mondiales de l'industrie de la fast fashion n’ont fait que diminuer entre 2008 et 2019, celles de la mode de seconde main, elles, ont augmenté continuellement. Fini l’image poussiéreuse et douteuse des vêtements chinés dans de grands bacs en fouillis. Les nouveaux modèles de boutiques qui se développent ressemblent de plus en plus à des boutiques de créateurs, avec présélection et mise en valeur des articles. La décoration est soignée, l’ambiance jeune, hipster, et même parfois chic. Bref, la fripe est à la mode. Si cela peut paraître anodin au premier coup d'œil, cette tendance mondiale qui s’invite au Liban, est le reflet de décennies de transformations sociétales, économiques et culturelles dans le pays.
En Occident, c’est d’abord la crise économique de 1979 qui a permis de remettre en question le modèle de consommation de masse qui prévalait jusqu’alors depuis l’industrialisation. Au Liban aussi, il semble que ce soit la crise actuelle traversée par le pays depuis octobre 2019 qui ait accéléré le développement de la mode de seconde main. L’économie du pays s'effondre, mais la population libanaise refuse de renoncer à son goût pour la mode, le raffinement et le style. Pourtant, les collections des marques traditionnelles d’articles neufs sont devenues extrêmement coûteuses. Pour certains consommateurs, elles sont aussi nettement moins attirantes qu’elles ne l’étaient avant la crise, comme si les sélections les plus tendances et sophistiquées n’étaient destinées qu’aux pays en meilleure santé. Le Liban repose aussi lourdement sur ses importations et affiche une balance commerciale négative chaque année depuis des décennies. Dans ce contexte, rendre le cycle de vie des produits plus long et davantage circulaire prend tout son sens. Les habits sont revendus en seconde main, transformés, upcyclés, et re-revendus à l’envie, offrant ainsi une alternative à l’import. Les prix d’achat sont très compétitifs, et les consommateurs peuvent également prendre part à ce circuit en revendant leurs propres vêtements. Réunissant la somme nécessaire pour acheter ses dernières envies, le consommateur retrouve alors un moyen de renouveler régulièrement sa garde-robe.
C’est aussi bien entendu la prise de conscience écologique qui a poussé les consommateurs à se tourner vers le recyclage des vêtements. L’industrie textile représente aujourd’hui 10% des émissions de gaz à effet de serre, correspondant ainsi à la troisième industrie la plus polluante au monde. Ces informations, désormais rendues accessibles à tous, n’ont pas manqué de sévèrement entacher l’image des marques traditionnelles de fast fashion. Au Liban, bien que l’urgence climatique ne soit pas la préoccupation première du quotidien des ménages dernièrement, le recyclage et notamment la gestion des déchets sont bel et bien des enjeux auxquels la population a été confrontée malgré elle. Pour Danièle Kiridjian, c’est la crise des déchets de 2015 qui a rendu le recyclage absolument impératif à ses yeux, la poussant même à mener des campagnes de sensibilisation. Dans sa boutique du Marché aux Puces de Gemmayzé, elle dit ressentir que c’est aussi une volonté grandissante d’acheter de façon plus responsable qui pousse ses clients vers les vêtements d’occasion.
La compétitivité des prix de l’offre d’habillement de seconde main représente sans doute son avantage majeur, mais appliquée au contexte libanais, sa visée sociale aide aussi à comprendre son succès. Comme Omar Itani, fondateur de FabricAid le souligne, en Occident les friperies ne sont que rarement destinées aux populations marginalisées, ou dans le besoin. Tandis qu’au Liban, depuis des décennies, le modèle le plus courant reposait sur des dons, et visait à venir en aide aux plus démunis. Selon Hala Eid, cofondatrice de Fashion For a Cause, une vente annuelle d’articles de seconde main depuis 2006, dont les bénéfices sont reversés à des familles en difficulté, c’est aussi la démarche sociale qui a poussé les libanais à se tourner vers les vêtements recyclés. On achète de l’occasion oui, mais pour rendre service uniquement. Puis avec le temps et l’habitude, on y trouve son compte et on l’adopte. Finalement, la fripe soulage un peu la planète, fait faire des économies, et offre une alternative aux importations. Alors plus que jamais, suivez la tendance…
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