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V : Alexandre Kazerouni : “La région du Golfe était tout sauf un désert culture’’

05/01/2019

Chercheur à l’ENS, Alexandre Kazerouni est spécialiste politique du monde arabe contemporain. Sa thèse a porté sur les musées du Golfe et a été publiée dans un ouvrage intitulé “Le miroir des cheikhs: Musée et politique dans les principautés du golfe Persique” (paru en 2017 aux éditions PUF). Notre entrevue a été l’occasion de revenir sur ses recherches et notamment sur les sources du phénomène de multiplication des musées dans le Golfe et son impact sur les pays avoisinants.


Revenons sur l’histoire de la multiplication des musées dans le monde arabe. En quoi peut-on parler d’un phénomène ?
Il y a toujours eu des musées depuis les indépendances notamment dans le Golfe depuis les années 70. Le premier musée de la péninsule arabique a ouvert en 1957 au Koweït. A la fin des années 70, tous les états avoisinant avaient un musée national et dans les années 80 ils avaient tous des musées spécialisés, c'était tout sauf un désert culturel. Un changement inédit de relation au musée a néanmoins eu lieu au Qatar et Abu Dhabi. Elle s’est incarnée dans un projet : Le Louvre Abu Dhabi. Ce phénomène remonte au début des années 90 quand au Qatar émerge l’idée du musée des arts islamiques de Doha, qui est l’ancêtre du Louvre Abu Dhabi, je parlerais même d’un Louvre Qatar parce qu’on a tout ce qui a fait le Louvre Abu Dhabi à savoir : un bâtiment dessiné par une star de l’architecture mondiale, en l'occurrence Jean-Michel Wilmotte et I.M. Pei - l’architecte de la Pyramide du Louvre - et un contenu qui ne correspond pas aux catégories valorisées dans l’art local mais très valorisées en Occident, notamment l’art islamique. Tout le dispositif tant du point de vue du contenu que du contenant était déjà là et a atteint son apogée avec le Louvre Abu Dhabi.

Le Musée des arts islamiques de Doha et le Louvre Abu Dhabi ont-ils jeté les bases d’un nouveau modèle de musée inspirant d’autres projets ?
Complètement, je les appelle les musées-miroirs par opposition aux musées qui étaient déjà présents dans la péninsule arabique qui sont les musées racines soit des musées nationaux classiques comme partout dans le monde depuis le XIXème siècle. Ces premiers musées, ont permis de montrer que la nation existe et que la souveraineté de l’état est légitime alors que les musées-miroirs cherchent à réfléchir les attentes occidentales vis-à-vis du monde musulman, de l’Islam, par les puissances occidentales d’Europe de l'Ouest et d’Amérique du Nord.

Après la construction de premiers musées dans le Golfe, de nombreux projet ont suivi dans le reste de la région. Comment ce phénomène s’est-il répandu ?
Il y a une influence très forte des pays du Golfe sur toutes les grandes villes du passé du monde islamique, on le voit très bien au Caire, même à Téhéran dans la partie Nord où on trouve des copies de bâtiments du baïotes qui ont été construits dans les années 2000. Au Liban idem, il y a eu ce projet de créer un cèdre sur les eaux, comme Dubaï a ses îles palmiers. Beaucoup de Libanais -et surtout de libanaises- ont été impliqués, à tous les niveaux, dans la construction de ces musées au Golfe comme Hanan Sayed qui est notamment en charge de la stratégie de développement du Guggenheim à Abu Dhabi, Paula Askari qui est une référence en matière de goût, Hala Wardé, architecte qui a accompagné Jean Nouvel dans la conception du Louvre Abu Dhabi ou encore Sami El Masri directeur général adjoint de ADACH (Autorité pour la culture et l’héritage de Abu Dhabi) qui a travaillé sur les projets de musées à Abu Dhabi. Cela fait une vingtaine d’années qu’au Liban on est très au fait de ce qui se passe dans Golfe. Peut-être que le Liban, avec l’Iran, étaient le pays où il y avait le plus d’individus impliqués dans ces projets de plateformes culturelles.

Comment les nouveaux musées libanais vont-ils se différencier des musées du Golfe ?
La grande différence entre les musées du Golfe et du Liban va se faire au niveau du contenu. Il y a aura de la peinture moderne, de l’art contemporain et des antiquités libanaises qui certes, nourrissent les attentes occidentales mais sont surtout les piliers de l’identité nationale libanaise. La production artistique libanaise et son patrimoine sont hautement valorisés par l’histoire de l’art occidentale. C’est un pays qui a joué un rôle crucial dans la peinture aussi bien que dans la sculpture parmi d’autres grands centres tels que le Maroc, l’Égypte, l’Iraq et le Soudan. Le Liban peut faire d’une pierre deux coup alors que dans le Golfe ce qui pose problème est la difficile association des musées avec leur identité nationale.

On parle souvent plus du contenant que du contenu des musées de Golfe, comment ont-ils été pensé ?
On a deux cas de figure : au Qatar on a construit les collections et lancé les projets de musées après. A Abu Dhabi, on a lancé le projet de musées et ensuite la collection a été constituée. Mais dans les deux cas, il y a eu très peu de nationaux impliqués pour penser au contenu qui a été déléguée à des occidentaux en prestation de service. Il s’agit donc d’un regard occidental sur le monde et sur le monde islamique. Au Liban, cela sera différent puisque le pays ne peut pas se passer de ses ressources humaines. Les libanais ne doivent pas penser qu’il est normal dans le golfe de ne pas impliquer les natifs de cette région car ils sont incompétents, c’est totalement faux. C’est le grand défi à relever dans le monde arabe. Toute mon enquête de terrain m’a permis de démontrer qu’il y avait des ressources humaines sur place et qu’elles étaient impliquées. La seule différence étant que les prestataires étrangers sont plus obéissants mais pas forcément plus experts. J’ai observé de meilleures ressources émiriennes ou Qataries pour certains projets.

Ces musées ont été pensés par des occidentaux, néanmoins les retombées seront à la fois touristiques et éducatives. Peut-on prédire l’impact de ces musées ?
Si vous faites venir des écoliers, ils seront marqués donc cela va forcément avoir un impact à long terme sur la population locale et sur le public de scolaires. Et puis évidemment un touriste qui va à Dubaï aura plus facilement tendance à aller à Abu Dhabi s’il y a un Louvre que s’il n’y a pas de Louvre. Depuis le début, il y a énormément de visiteurs mais il faut se méfier de l’effet ‘ouverture’ qui est à distinguer de l’effet ‘Bilbao’. Néanmoins la question la plus pertinente à poser c’est à qui profite le musée au moment de la mise en œuvre du projet ? Beaucoup de projets n’atteignent pas le moment de la mise en œuvre pour le public. Si on se concentre sur l’angle culturel, certes on nous a promis une île des musées et le Louvre a été inauguré mais le Guggenheim parmi d’autres n’ont pas vu le jour. Partant de là demandons-nous à qui et à quoi servent ces musées à l’état de projet ? Probablement à assurer la survie des familles régnantes et des élites culturelles françaises, anglaises et américaines. C’est un regard personnel sur le sujet. Selon moi, la question du tourisme et de l'éducation ne vient que dans un second temps à savoir comment cela va diversifier l’économie par le tourisme et ouvrir un horizon intellectuel aux enfants et adolescents locaux confrontés à d’autres segments d’histoire de l’art.


 

AUTEUR DU DOSSIER : Léa Vicente
 

Assistante de collection pour la fondation Dar El-Nimer à Beyrouth, Léa Vicente est diplômée d’un master en droit du patrimoine et du marché artistiques de l’Université́ Panthéon-Assas à Paris, elle est également spécialisée dans les arts de l’Islam grâce à l’obtention d’un Master 1 dans cette discipline de l’Université́ Paris-Sorbonne. Journaliste culturelle pour plusieurs médias français et libanais, elle est à l'affût des pratiques culturelles émergentes du monde arabe et observe avec attention leurs évolutions.


PHOTOS : Samir Nicolas Saddi
 

Samir Nicolas Saddi est architecte, photographe et chercheur avec plus de40ans d’expérience internationale (dont 25 ans passés dans plusieurs États du Golfe : Arabie, Qatar, Émirats, Kuwait...). Travaille depuis 2004 dans la gestion de projets de musées dont le Musée d’Art Islamique et le Musée National au Qatar, le Musée du Louvre Abu Dhabi, le Musée de la Monnaie de la Banque du Liban, le Grand Musée Egyptien ainsi que d’autres musées en Arabie et au Kuwait. Il est aussi fondateur d’ARCADE ou Atelier de Recherche et de Communication sur l’Architecture Durable et l’Environnement. ARCADE est une plateforme de recherche et de publication sur l’architecture traditionnelle et contemporaine dans le monde arabe. Depuis sa création en 1976, ARCADE a bâti une librairie considérable d’images et de données sur l’architecture vernaculaire et contemporaine du monde arabe et de l’Afrique.

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