Le 8 juillet dernier s’ouvrait à l’Abbaye de Jumièges la « saison libanaise » organisée par le département de Seine-Maritime. Jusqu’au 6 novembre prochain, Clémence Cottard Hachem et Laure d’Hauteville mettent à l’honneur – dans l’une des plus belles ruines de France – 16 photographes et vidéastes contemporains libanais, à travers un parcours en trois séquences. L’ensemble des œuvres exposées témoignent de la force créatrice d’un pays en proie au vertige, où – selon Laure d’Hauteville – « les artistes ont le droit de rêver, d’imaginer, de penser (de panser ?) ».
Entretien avec les deux commissaires d’exposition.
« Au bord du monde, vivent nos vertiges » : le titre de l’exposition est empli de poésie, et suggère en même temps la dure réalité à laquelle est confrontée le Liban depuis de nombreuses années. Cette ambivalence entre la catastrophe et l’effervescence, l’énergie, la force si caractéristique des Libanais, serait-elle un des vertiges auxquels vous faites référence ?
Clémence Cottard (CC) : Oui bien évidemment, il y a dans l’idée du vertige cette question de la chute ou de l’ascension. Le vertige ouvre à une double lecture positive et négative, une énergie qui élève et qui aussi, dans le même temps, creuse les êtres et les entrainent vers le bas. Mais attention – et c’est le discours que nous portons –, cette ambivalence que certains qualifient de résilience n’en n’est pas une. Nous pensons clairement qu’il faut arrêter d’utiliser ce terme ; l’énergie, la force de recommencement des Libanais n’est pas de la résilience, c’est un don du sens.
Laure d’Hauteville (LH) : Pour les artistes, créer, c’est aussi survivre, surtout en cette période extrêmement difficile que le Liban traverse. Ici, le vertige est représenté de manière poétique et très esthétique mais pour ceux qui savent « lire », c’est un bouleversement où tous les maux du Liban sont représentés. Cette exposition est telle un parcours initiatique menant vers le « chaos » tout en tenant compte des sculptures lapidaires du lieu. Le visiteur en ressort ébranlé, touché,…en plein vertige !
Vous avez toutes les deux un intérêt marqué pour la photographie. D’où vient donc votre intérêt pour ce médium en particulier ? Votre rencontre découle-t-elle de cet attrait commun, ou aviez-vous déjà collaboré ensemble autour de formes artistiques différentes ?
CC : Dans un premier temps, je préfère parler de pratiques photographiques plutôt que de photographie. Ces pratiques sont aujourd’hui d’une extrême complexité, la photographie telle qu’on la nomme ne peut exister seule, il est toujours important de la lire et de la comprendre selon des contextes de production, de transmission ou de réception. Mon attrait et mon intérêt pour ce medium provient de cette possible lecture triple. La photographie, ne l’oublions pas, est aussi un support et un medium de domination, si l’on en revient à son histoire, à sa naissance, ses usages et son expansion dans le monde. Aujourd’hui, la photographie est partout, d’ailleurs elle n’est plus image mais flux, lien social etc. Elle continue de dominer nos imaginaires et nos rapports au monde, et je pense qu’il est grand temps de la désamorcer et à notre manière, de montrer ses possibles et ses limites, positives comme négatives.
Notre rencontre ne découle pas d’un intérêt commun pour la photographie en particulier, mais plus d’un intérêt et d’une passion commune pour la création artistique, ses élans et la nécessiter de la soutenir, de l’encourager et de la faire rayonner au Liban plus qu’ailleurs. La création artistique, l’esprit critique, l’imaginaire sont des clés pour demain, pour lesquelles il faut également continuer à faire coûte que coûte. Laure et moi-même nous sommes retrouvées dans ce combat là pour la culture et pour la création.
LH : La photographie m’a toujours passionné et les développements que les artistes peuvent y apporter sont vastes. Le médium photographique peut dépasser de très loin les techniques artistiques classiques. C’est là où ma collaboration avec Clémence a été intense. Nous voulions dépasser et entrainer les spectateurs ailleurs, et c’est par la photo que ce put être possible.
Étant donné l’originalité des techniques et des supports utilisés, l’éclectisme de la sélection, avez-vous cherché à décentrer le regard du spectateur sur la photographie au sens large ? Par exemple, les bactéries sur celluloïd de Lara Tabet ou la série de Roger Moukarzel diffèrent de ce qui peut être ordinairement montré dans une exposition de photographie, et interrogent notre propre rapport à la matière et aux sens.
CC : Notre volonté a, dès le début résidé dans un désir de montrer que la photographie n’est pas qu’une image et que ses pratiques traversent des champs de l’ordre de la sculpture, de l’installationnisme etc. La photographie questionne l’espace et le temps tant dans son sujet que dans sa forme, son support et ses dynamiques de mise en visibilité ou de mise en exposition. Ce n’est pas une question de décentrement du regard mais d’ouverture à de nouveaux langages et écritures photographiques poreux, qui questionnent les possibles et les limites de la photographie elle-même. Donc cette exposition est aussi un questionnement sur le sens et le format de la photographie aujourd’hui.
L’Abbaye de Jumièges constitue un lieu majeur du patrimoine culturel et historique normand. Avez-vous choisi ce lieu, et si oui pourquoi ? L’histoire du lieu a-t-elle joué un rôle dans la conception de l’exposition ?
LH : Nous n’avons pas volontairement choisi d’exposer à l’Abbaye de Jumièges, c’est le département de la Seine-Maritime qui m’a contacté en janvier 2021. Chaque année, ils organisent des expositions photos (telles Josef Koudelka, Henri Cartier-Bresson, et autres). En visitant le lieu, son histoire, son environnement, nous nous en sommes inspirées dans nos premières sélections artistiques. L’eau étant le point majeur puisque l’abbaye se situe dans les boucles de la Seine. Notre première pièce faisant sens avec le lieu fut The River, de Lara Tabet. Nous l’avons placé, au-dessus du tombeau des Énervés de Jumièges – légende selon laquelle les deux fils de Clovis II auraient subi le châtiment d’être « énerver », c’est à dire d’avoir leurs tendons des muscles brûlés, de sorte qu’ils ne puissent plus bouger. Les deux princes furent ensuite placés sur un radeau sans rame ni gouvernail et abandonnés à la dérive de la Seine depuis Paris, dans l’immensité glauque, où le ciel et l’eau se marient. Échouant à Jumièges, un moine de l’abbaye les recueillera et les soignera, et ils vivront là saintement.
L’œuvre de Lara, analysant les bactéries du fleuve de Beyrouth, avait tout son sens… Et c’est ainsi que nous avons construit toutes nos sélections, en fonction du lieu, chargé de sculptures lapidaires et constituant une part précieuse de l’histoire du monastère, telle la tête de Guillaume le Conquérant ou la dalle funéraire d’Agnès Sorel, les moines de l’abbaye porteurs de la clef du paradis, et autres – apportant ainsi un autre regard.
Vous entretenez toutes les deux un lien très fort avec la ville de Beyrouth, en y ayant vécu et travaillé. Deux ans après l’explosion, quels espoirs portez-vous pour la scène contemporaine artistique libanaise ?
CC : Dans un premier temps, il est important de rappeler que cette exposition ou notre sélection n’est aucunement sur l’explosion du 4 août 2020. Cette exposition questionne la représentation, la narration et la sublimation dans le contexte dans lequel le Liban se trouve depuis 2019. L’explosion en est l’une des composantes, c’est évident, car elle fait désormais partie de nos chairs, cependant il faut l’évoquer ou en parler avec beaucoup de précaution. C’est pour cela que nous avons choisi de ne jamais la représenter ni d’en parler directement, mais d’essayer de trouver des œuvres qui questionnaient sa présence dans nos corps et nos imaginaires, des œuvres qui évoquent, déplacent, font travailler la pensée et les idées.
Concernant la scène artistique libanaise, les artistes, les institutions, les galeristes et tous les acteurs du milieu souffrent, c’est évident, tous ont besoin d’un grand souffle et de grands élans pour continuer à porter leurs projets et leurs idées. De belles initiatives continuent d’éclore comme elles l’ont toujours fait. Ce ne sont pas des espoirs qu’il faut porter mais des faires, continuer à faire avec ce que nous avons, même si c’est peu ou plus du tout. Si nous devons espérer quelque chose pour cette scène, ce serait que ses acteurs restent ou partent et reviennent plus frais ou plus forts. Ce serait espérer qu’il y ait toujours des personnes au Liban qui, sans concession, savent que la culture, l’imaginaire et l’esprit critique sont des clés essentielles à ce pays.
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