Autrefois les habitants de Beyrouth pouvaient dormir tranquilles. Les tours érigées pour défendre la cité, les bourj, montaient la garde et scrutaient l’horizon pour parer aux multiples dangers qui venaient de la mer ou peut-être des terres. De ces sentinelles vigilantes, il ne reste que les écrits des historiens et le nom d’un quartier. Bourj Abi Haidar a naturellement repris le nom de la tour de garde qui accueillait contre ses flancs les habitations blotties. Bruyant, bigarré et en ébullition permanente, Bourj Abi Haidar a emprunté à Mazraa ses commerces populaires et à Mousseitbeh ses vieilles maisons. La fureur des allées et venues, la course des écoliers, les klaxons incessants, les interpellations des passantsdans les rues principales ne trouvent qu’un écho lointain, un peu plus bas, dans le jardin public de 8000 mètres carrés.
Dans la rue principale où affluent les passants, Dabbous el Aslé donne envie de s’aventurer dans cette caverne d’Ali Baba où le regard s’affole. On ne comprend pas et on se renseigne. Pourquoi ce nom de aslé, l’original ? Et surtout à quoi servent toutes ces fioles, ces graines, ces herbes ? Oussama Mneimné, le propriétaire des lieux, nous fait faire gentiment le tour de son établissement : « Avant la guerre, notre magasin se situait à Souk Abou Nasr. Nous nous sommes établis ici en 1975. Nous sommes droguistes de père en fils depuis plus de cent ans. Vous allez voir des Dabbous partout à Beyrouth et surtout dans ce quartier, mais nous sommes les vrais, les premiers et les seuls. Dabbous est devenu un terme générique pour désigner une droguerie. Nous ne sommes pas médecins mais nous avons de nombreux remèdes contre différents maux. Ici, par exemple, nous avons des roses séchées. On peut en faire des décoctions, des crèmes, des tisanes ou tout simplement des pots-pourris. Nous vendons des huiles essentielles, des parfums - notre spécialité -, des herbes, des encens… Mais aussi tout ce qui concerne le jardinage et la pêche. Vous avez des ongles fragiles ? Voilà ce qu’il vous faut ».
Dans les rues animées de Bourj Abi Haidar comme dans tous les recoins de Beyrouth, une constante : les taxis-services. Des Ford-T abou daassé ou abou tanké duBourj qui égayaient les places d’hier aux Mercedes fatiguées d’aujourd’hui, l’esprit est le même dans ces transports en commun qui, pour une somme modique, vous emmènent aussi loin que vos nerfs le supportent. Le concept de se tasser à plusieurs pour aller dans la même direction serait né en 1931 dans l’urgence de se trouver un moyen de rallier son travail ou son domicile lors d’un boycott massif des tramways.À côté d’un paysan débonnaire ou d’une employée de maison entre deux contrats, dans une voiture embaumant tout sauf la rose, vous voilà embarqué destination folklore. Au rythme d’un arrêt toutes les cinq minutes environ, dans le chaos acoustique des klaxons que rien n’arrête, le chauffeur pas très bavard, cigarette à la bouche, a les yeux avertis de celui qui épie. Car là, quelque part sur les bas-côtés, se trouvent debout et en attente, d’éventuels voyageurs d’un jour en partance vers leur quotidien. Alors, muscles bandés comme un fauve se ruant sur sa proie, d’un coup d’épaule et d’un mouvement brusque du volant, le chauffeur pile sec, braque et remplit son taxi, totalement indifférent aux insultes des pauvres conducteurs qui ont eu l’idée saugrenue de se trouver derrière lui. Les klaxons dont le chauffeur use à satiété ne sont pas anodins. Ils parlent un langage bien à eux. Il faut savoir bien les écouter et les distinguer. Il y a le klaxon prolongé, celui qui demande chou, taxi ? aux personnes marchant nonchalamment. Il y a le klaxon bref « allez, descend » qui réveille le voyageur endormi Et le klaxon répétitif qui s’adresse à d’autres conducteurs qui manient leur auto avec moins de dextérité. Tous ces bruits sonores sont autant de codes comme le sont les dora, moustadira, balad, wasat qu’il faut apprendre d’urgence avant de se lancer dans le monde bruyant, remuant et moite des taxis-services.
ARTICLES SIMILAIRES
Lecture 79 : Ketty Rouf, Mère absolument
Gisèle Kayata Eid
11/04/2024
Brigitte Labbé et les Goûters philo
Zeina Saleh Kayali
08/04/2024
« Profession Bonniche », la romance pour dire l'indicible
01/04/2024
Lecture 78 : Atlas du Moyen-Orient, Pierre Blanc et Jean-Paul Chagnollaud
Gisèle Kayata Eid
28/03/2024
Ouvrages rangés, à déranger : Le choix de Charif Majdalani
22/03/2024
Lecture 77 : Vent du Nord, Antoine Daher
Gisèle Kayata Eid
13/03/2024
Ouvrages rangés, à déranger : Le choix de Michèle Gharios
09/03/2024
Ouvrages rangés, à déranger : Le choix de Bruno Tabbal
06/03/2024
Lecture 75 : Triste Tigre, Neige Sinno
Gisèle Kayata Eid
29/02/2024
Les brésiliens-libanais au Liban
28/02/2024