Vive, enthousiaste, heureuse d’être à Beyrouth, la récipiendaire du Prix Goncourt Orient a de quoi être fière. Son ouvrage « S’adapter » chez Stock est un succès littéraire qui lui a valu aussi le Goncourt des lycées, le Femina 2021 ainsi que le prix Laurnendeau des lecteurs. Une consécration pour un ouvrage que nous avons eu l’occasion de présenter dans notre rubrique « Gisèle a lu pour vous » en janvier 2022.
Au Festival Beyrouth Livres, elle a eu l’occasion de parler longuement de l’histoire de cette fratrie réunie autour d’un jeune handicapé qui, chacun avec son caractère et ses sensibilités, réagit différemment à « l’inadaptation », comme elle l’a expliqué devant un parterre conquis, sur la grande scène de l’Institut français, avant de recevoir son prix décerné en 2021, en présence de son éditeur, Manuel Carcassonne.
C’était à elle, le lendemain de passer le flambeau à son successeur au prix Le choix Goncourt de l’Orient pour 2022, organisé par l’Agence Universitaire de la Francophonie au Moyen-Orient et l’Institut français du Liban. En présence des jeunes venus de 34 universités issues de 12 pays du Moyen-Orient qui ont pris part au jury présidé par l’écrivaine libanaise Salma Kojok, prix qui a été décerné à Nathan Devers pour « Les liens artificiels ».
Il me hâtait de rencontrer la jeune femme étoilée, mais surtout de savoir comment on fabrique un livre à trois voix sur le même sujet, en faisant parler des pierres. Clara Dupont Monot s’est expliquée.
L’histoire est racontée avec tant de précision, est-ce votre histoire ?
En effet, il y a un socle autobiographique. Dans ma famille, on a eu un enfant qui a eu le même handicap, il est mort à l’âge de 10 ans. C’était mon frère.
Des trois personnages à qui vous consacrez trois chapitres et qui correspondent au point de vue de chaque enfant, vous seriez lequel ?
Lui était le troisième, je suis l’aînée. Mais mon caractère est celui de la cadette. En fait, j’ai fait un autoportrait en trois parties. Mes frères et sœurs m’ont dit : « mais il n’y a rien de nous », et c’est vrai. J’ai été folle d’amour pour lui, j’étais très protectrice, comme l’aîné dans mon roman. Mais je lui en ai aussi voulu, comme la cadette, et c’est normal d’être en colère au début, c’est impossible de ne pas l’être. Et, comme le benjamin, j’avais aussi le souci de vivre avec son fantôme, de réparer la famille, etc.
Qu’avez-vous ressenti durant l’écriture de ce livre si personnel, sur un sujet si sensible ?
Cela m’a obligée à sortir de ma zone de confort, à développer le « oui ». J’en suis sortie plus tolérante, très familière avec le corps « imparfait ». Il faut dire que ma famille le prenait d’une façon naturelle. Par exemple, quand la cadette essaye de le porter, elle a du mal à le faire, elle est plus handicapée que lui. En quelque sorte, c’est elle l’inadaptée. L’ainé lui n’aura pas de femmes, pas d’ami, il a quelque chose de monastique, d’« inadapté »…
Comment avez-vous abordé l’écriture ? Personnage après l’autre ?
Pendant un an j’ai cherché la bonne distance, comme le sujet est lourd d’émotion, il ne fallait surtout pas tomber dans l’émotionnel. J’ai essayé les trois personnages qui disaient je, mais ça ne marchait pas. Finalement ce sont les pierres qui m’ont donné la bonne distance. Elles sont d’ailleurs à l’image de la fratrie. Elles tiennent ensemble pour former un mur.
Pourquoi ce thème de la fratrie ?
C’est un thème peu exploité, on n’y pense jamais. Beaucoup de lecteurs du personnel hospitalier, ou des structures pour enfants handicapés, en contact avec les parents, m’ont avoué vouloir acheter le livre parce qu’ils se demandent toujours ce que pensent les frères et sœurs d’un enfant handicapé. La fratrie est particulière. On fait des enfants et ils nous quittent, on le sait. On sait aussi qu’on va quitter nos parents, mais la fratrie reste là, comme les pierres d’un mur. Et selon la place qu’on a dans la fratrie (ainé, benjamin…), le lien qu’on entretient avec le parent, on développe une identité différente, une perception particulière des choses. Le souvenir est différent. C’est un thème magnifique pour un romancier. C’est une mine, un fait n’est pas vécu de la même façon. C’est hyper intéressant.
L’écriture de ce roman a-t-il changé quelque chose en vous ? Étiez-vous plus apaisée après ?
Non c’est l’inverse. Parce qu’avant d’écrire, tout avait été digéré. Le deuil avait été fait. La joie d’avoir connu ce petit frère était plus forte que la peine de l’avoir perdu. À partir de là, l’écriture devenait possible. On ne peut pas écrire un roman si on a trop de chagrin. Écrire un journal, oui, mais la construction d’un roman ne peut pas se faire, s’il n’y a pas eu une distance, si les choses ne sont pas cicatrisées et même qu’elles soient devenues une force.
J’ai un souvenir extrêmement joyeux de la rédaction de ce livre, un souvenir sensoriel, heureuse de recomposer le soleil, le bruit de l’eau…
Justement, comment avez-vous pu faire parler les pierres, décrire toutes les sensations qui jalonnent votre livre ?
Ce sont mes études médiévales qui m’ont aidée. Au Moyen-âge il est normal d’animer « l’inanimé ». Les épées par exemple portent un prénom. On considère l’épée comme le prolongement de la main du chevalier et on la remercie quand elle a gagné et on l’engueule si elle a perdu. On donne aussi des noms aux cloches. C’est logique, il n’y a pas de montre pour indiquer le temps. La cloche est le seul son qui découpe la journée du paysan médiéval et qui lui dit quand commencer à travailler, quand arrêter, quand il faut dormir, se réveiller. C’est un ami qui est au plus près de son emploi du temps. La source qui a un secret et qui la donne aux chevaliers… dans les contes il n’y a que ça. L’eau garde la mémoire des hommes, les ponts gardent la mémoire des pas… Le Moyen-âge baigne dans cette idée que les choses ne sont pas inanimées, mais qu’elles accompagnent l’homme depuis toujours.
Vous êtes aussi une native des Cévennes…
J’ai grandi dans un paysage minéral. Les pierres sont là depuis toujours, elles font partie de moi. Il fallait juste tendre l’oreille. La difficulté était de trouver la bonne distance. Comment les pierres doivent-elles intervenir ? Dans la première version du texte, elles interviennent tout le temps, elles n’arrêtent pas de dire « nous voyons ceci, nous entendons cela ». Mais cela ne marchait pas. Il fallait laisser de l’espace aux personnages, et juste intervenir de temps en temps. C’est une question d’équilibre. Les pierres ne jugent pas, mais elles sont lucides. Elles condamnent sans accabler. Un écrivain se dit souvent si les pierres pouvaient parler. Je le fais.
Une des grandes forces de ce roman, c’est l’intensité des sentiments que vous décrivez.
… Grâce au sensoriel. Je me suis mise en écrivant à la hauteur de l’enfant. Comme il n’a que les sens (sans la vue non plus), il a une perception très sensorielle du monde et je m’en suis rendue compte en écrivant, j’ai fait exactement comme lui. C’est lui qui m’a aidée. Tout passe par les sens, je n’écris jamais une émotion telle quelle, il y a son double sensoriel. Pour dire une émotion, je n’en fais que sa traduction sensorielle. Je l’ai compris plus tard. Mes personnages se mettent à la hauteur de l’enfant, ce sont eux qui ont écrit le livre, plus que moi. Et moi, je me mets à leur hauteur.
Votre livre a été traduit en arabe...
… Et en 20 langues ! J’ai eu aussi le Goncourt du Japon. Mais ce n’est pas la fratrie, la famille qui les a tant motivés là-bas que le principe de la pierre qui parle. Parce que les Japonais ont un rapport très minéral à la nature. En Europe, c’est plus la famille. En Orient ils sont plus ouverts à la différence : on garde les vieux avec soi, les handicapés font partie de la famille, contrairement à l’Occident où les institutions s’en chargent avec des filières cloisonnées…
Un autre livre en perspective ?
Non. J’ai le cœur rempli à rebord de « S’adapter ». Quand vous êtes amoureux, on peut vous mettre quelqu’un d’extraordinaire que cela ne vous fera rien, parce que vous êtes amoureux. C’est ce qui m’arrive avec « S’adapter », j’en suis habitée et n’ai pas de disponibilité de cœur et d’esprit, aujourd’hui, pour entamer un autre livre. Par contre, en tant qu’éditrice, je parle de ceux qui en font !
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