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COLLECTIONNEURS : NOUVELLE GENERATION

13/03/2020|Lea Vicente

Dans l’espace KA (Karabajakian / Akoury) à la Marina de Dbayeh, Abraham Karabajakian, PDG d'un cabinet de courtage d'assurances au Liban et en Roumanie nous fait visiter le dernier accrochage de sa collection “KA” d’œuvres d’art essentiellement concentrée sur les artistes de la région. Les couleurs de Saliba Douaihy dialoguent avec les thèmes figuratifs du contemporain Ayman Baalbaki, des toiles de Guiragossian se confrontent aux sculptures d’Alfred Basbous. 

Karabajakian se rappelle de son premier coup de cœur, il y a 25 ans, quand il croise pour la première fois les œuvres d’Assadour annonçant le début d’une histoire d’amour avec l’art à l’origine d’une des plus importantes collections d’œuvres du Liban. En 2010, le collectionneur fait le pari, audacieux à l’époque, de présenter une partie de ses œuvres au public dans une exposition informelle des œuvres majeures des deux grands maîtres modernes libanais Chafic Abboud et Paul Guiragossian intitulée Pieces for a museum co-organisée dans un loft à Dora. En 2011, grâce à son associé Roger Akouri est né l’espace “KA” pour partager avec le public une partie de la collection. En 2015, Karabajakian organise une nouvelle exposition à l’occasion de l’ouverture du département pour hommes de l’ABC Ashrafieh intitulée : ‘Men Love women Artists’, consacrant la collection ‘KA’ comme un mini-musée itinérant. Il se souvient : « Quand j'étais jeune, mes amis se moquaient de moi, aujourd’hui, ils achètent des oeuvres et surtout, ils aiment l’art ».

 

 

Pour Grégory Buchakjian, artiste et directeur de l’école des arts visuels à l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba), collectionner des œuvres d’art est une passion qui doit être distinguée de ses retombées financières : “Un collectionneur peut collectionner toutes sortes de choses, qu’il soit fortuné ou non. Aujourd’hui, on observe une frénésie autour des collections d’art contemporain mais cela est en partie dû aux pratiques spéculatives”. Buchakjian poursuit en distinguant le collectionneur de l’investisseur qui achète au regard d’une valeur marchande : “Pour moi, ce n’est pas tant une question de budget mais plutôt une démarche de recherche qui mène à acheter avec passion ou, dans le second cas je parlerais plutôt d’accumulation d’œuvres, pour moi ce n’est pas une démarche honnête.”

 

Au Liban, le droit fiscal ne s’intéresse pas à l’achat d’œuvres d’art. Cette activité est même sanctionnée par des frais d’importation conséquents s’élevant aux alentours de 20% de la valeur de l’œuvre. Malgré les obstacles, nombreux sont ceux qui font le choix de débuter une collection, notamment orientée vers le travail d’artistes régionaux. Une manière de soutenir les artistes libanais dont le travail est encouragé par des mécènes jusqu’à dans certains cas permettre de faire revenir sur le sol libanais des œuvres d’artistes qui ont quitté le pays. “Collectionner est une pratique qui existait déjà sous l’Empire Romain, c’est par les collections que nous sont parvenus des dessins de maîtres.” continue l’historien Grégory Buchakjian : “Un collectionneur donne vie à une œuvre d’art en l’acquérant, en l’associant à un lieu de vie, en initiant un dialogue avec d’autres œuvres. Un artiste serait très malheureux que ses œuvres ne soient pas collectionnées, c’est un soutien inestimable.” 

 

Préserver les œuvres pour comprendre le patrimoine libanais. Voilà une thématique au cœur de l’engagement des collectionneurs qui pour le galeriste Saleh Barakat, jouent un rôle décisif dans la carrière des artistes leur permettant de porter leur voix :« Il ne faut pas que le capital soit un facteur décisif dans le développement d’une scène artistique. Le public s’attarde sur la valeur de l’art et dès que les prix d’un artiste baissent, il le laisse de côté. Pourtant les artistes ont besoin de soutien surtout lorsqu’ils traversent des impasses. Il faut apprécier leur travail sur le long terme. Certains artistes libanais sont peut-être inconnus du marché de l’art occidental mais cela ne veut pas dire que ce n’est pas une valeur importante pour la scène artistique libanaise. Il est important de défendre les artistes puisqu’ils mettent en lumière des problématiques sociétales en mettant leur art au profit du Liban et de la région. ». Karabajakian corrobore les propos du galeriste dont la collection témoigne d’un engagement qui dépasse son amour de l’art. Il conclut  : « Je vois la culture comme l’arme la plus forte pour vaincre la violence et la misère. Je suis persuadé que plus la société sera confrontée à l’art, plus elle sera instruite et unie. L’art peut et devrait être une base suffisamment solide sur laquelle construire notre identité nationale. Nous ne demandons jamais l’origine ou la religion d’un artiste mais nous apprécions le génie derrière la création et la beauté de son œuvre tout simplement. »

 

Dani Chackour : “L’art est un mariage d’amour et de raison”

 

Jusqu’il y a 2 ans, Dani Chackour, ne s’était jamais vraiment intéressé à l’art. Pourtant, quand un de ses amis l’encourage à faire quelques recherches sur le marché, Dani tombe amoureux : “Je ne connaissais rien à l’art. Quand j’ai acheté ma première œuvre le 7 Août 2017 c’était un vrai risque pour moi. C’est une peinture de Zio Ziegler. Aujourd’hui, deux ans après j’en ai plus de 200.” Dani Chackour pourrait tout avoir du portrait type de l’investisseur qui a flairé la bonne affaire pourtant son engagement dans l’art n’est pas du tout une question de chiffre. “Quand j'achète une œuvre ce qui m’importe n’est pas son prix. En effet, la valeur marchande d’une œuvre n’est pas linéaire. Peut-être qu’à l’heure où nous parlons telle œuvre a quintuplé sa valeur mais peut-être que dans 10 ans elle se vendra moins chère que je ne l’ai achetée. Et puis, je n’arrive pas à me séparer, je reçois beaucoup d’offres très alléchantes pour racheter certaines de mes œuvres, mais je suis trop attaché sentimentalement.”

 

Ce n’est pas la première collection que Dani Chackour construit, avant de découvrir l’art c’était les montres qu’il collectionnait mais il a changé de voie. Il parle tout d’abord d’un changement d’intérêt mais aussi du besoin de transmettre un patrimoine culturel à sa famille : “J’ai deux filles et un garçon, jamais mes filles n’auraient pu porter ces montres que je collectionnais. Quand j’ai commencé à acheter des œuvres d’art toute la famille m’a accompagné. Mon aînée qui a huit ans connaît 60% des artistes que nous exposons à la maison et participe aux choix des accrochages et même des achats.” Il poursuit : “En collectionnant, j’ai l’impression de créer un savoir au sein de ma famille, la culture c’est ce qui reste dans notre mémoire et nous permet de tisser des liens. C’est devenu un intérêt très fort, pour moi c’est une passion très gratifiante”. Au-delà de l’achat c’est surtout les recherches qui passionnent le collectionneur : “Depuis que j’ai acheté ma première œuvre je passe en moyenne trois heures par jour à faire des recherches, au début ma femme se demandait ce qui pouvait tant me captiver ; depuis elle participe avec moi.” Ensemble, le couple a notamment entrepris d’enrichir ses connaissances du monde de l’art en obtenant un certificat en “Arts Management” à l’Ecole Supérieure des Affaires que Dani entend compléter dans un avenir proche par une formation en curatoriat. “Quand on voyageait dans le passé l’art n’était jamais au rendez-vous désormais nous arpentons les galeries et les musées”.

 

Il n’est pas difficile de comprendre que ce sont les couleurs qui ont créé l’étincelle chez Dani Chackour. Toutes ses œuvres, aussi éclectiques soient-elles, partagent un sens du relief et des tonalités chatoyantes. En effet, Chackour ne collectionne pas au hasard, sa collection rassemble des œuvres essentiellement d’artistes vivants : “Tout d’abord, les échanges avec les artistes sont très importants et enrichissent ma connaissance de l’art. Par ailleurs, de manière plus pragmatique acheter des artistes contemporains me permet d’éviter les faux. Les artistes émergents représentent 70 % de ma collection et le reste, ce sont des artistes établis à l’instar de George Condo, Takashi Murakami ou encore Peter Saul.” Récemment, il s’est également tourné vers les artistes africains : “J’ai habité quatorze ans dans différents pays d’Afrique, la scène artistique de ce continent est éminemment intéressante et je m’identifie beaucoup à ses œuvres car il y a beaucoup de couleurs, c’est un marché à suivre.”

 

Pour le collectionneur, l’art est devenu à la mode dans son entourage et plus largement au sein de sa génération : “Les 30-50 ans fréquentaient peu les musées ou les galeries, ils se sont tournés vers l’art parce que les média nous donnent l’impression que c’est un marché très lucratif mais s’enrichir par l’art n’est pas donné à tout le monde. Il me semble que les réseaux sociaux ont joué un rôle très important car ils nous donnent la sensation que l’art devient alors très accessible moins élitiste.” Chackour conclut : “Les collectionneurs peuvent avoir un rôle à jouer dans la vie culturelle libanaise, c’est dans un marché de l’art stimulé que de nouvelles galeries s’ouvrent puis, des musées. L’impact est direct et un dialogue se crée entre l’art et la société.”

 

Lara Hajj Salman : “Ce que créent les jeunes artistes d’aujourd’hui sera l’Histoire de demain”

D’aussi longtemps qu’elle s’en souvienne Lara Hajj Salman a toujours collectionné. Des objets anciens dénichés dans les souks en Syrie, des objets de design et des œuvres d’art rassemblés au cours de ses voyages. Malgré une formation d'ingénieur choisie “pour la sécurité” elle n’a pu que peu de temps résister à son amour pour l’art et la culture qu’elle a cultivé en soutenant de nombreux artistes aux horizons et aux pratiques différentes. Une vie dédiée aux belles choses qui n’est que la manifestation d’une passion plus profonde pour le monde arabe. “La langue arabe est une langue universelle qui traverse les pays. C’est aussi ma langue maternelle. Pour moi les pays arabes ne sont qu’une seule entité. Donc forcément je m’identifie aux œuvres des artistes arabes puisqu’elles me ramènent à des souvenirs.”

 

Quand le journal Assafir ferme ses portes en 2016, Hajj Salman se voit confier la collection du quotidien comprenant des œuvres d’artistes amis qu’elle considère comme une deuxième famille dispersée à travers les différents pays du monde arabe. De fait, son expérience de l’art est avant tout intime, le reflet d’une histoire personnelle. Elle pourrait vendre la collection, en effet, celle-ci composée de plus d’une centaine d’œuvres de maîtres de la peinture arabe pourrait représenter une vente conséquente. Mais elle ne peut s’y résoudre et décide de faire de cette collection son sacerdoce. Elle retourne à l'université pour compléter son savoir bâti sur le terrain à accompagner des artistes, à acheter de l’art. Après quelques années de réflexion elle ouvre la plateforme zaat.me, une forme de galerie en ligne où elle “expose” une sélection d’œuvres d’art disponibles à la vente provenant en partie de sa collection. Pour autant, son projet se veut non lucratif, en effet toutes les recettes des ventes sont réinvesties aussitôt au profit du travail de jeunes artistes : “Pour beaucoup c’est une hérésie puisque d’un point de vue économique je m’oriente vers une valeur à haut risque. Pourtant l’art n’est ni un investissement et encore moins un produit. De la même manière, le marché de l’art n’est pas un marché boursier c’est pour cela que pour moi cela a plus de sens d’acheter des œuvres d’un artiste vivant au début de sa carrière.”

 

On pourrait qualifier Lara Hajj Salman d’anti-collectionneuse qui prend le contre-pied des usages chez les collectionneurs et acteurs du marché de l’art. “Avec le temps, posséder des choses m’importe moins que de semer des graines. J’aspire à avoir une action durable qui soutient les artistes à long terme.” L’amatrice d’art refuse de faire de ce qu’elle considère comme un style de vie une profession. Néanmoins en plus de l’apport financier, Hajj Salman tente de soutenir les artistes à différentes échelles : “Il y a tant de moyens pour aider un artiste, cela nécessite aussi du temps et de l’énergie. Je peux mentionner un artiste sur instagram, le recommander à des amis ou encore fournir du matériel pour produire une œuvre.” La démarche de Lara Hajj Salman est avant tout sociale puisqu’elle place l’humain avant les objets, les artistes avant leurs œuvres : “Pour moi collectionner ne vient pas forcément avec l’idée de propriété, mais aussi c’est développer un goût, repérer une œuvre que l’on va aimer puis qui va nous hanter.” Elle conclut : “On peut acheter cette œuvre, mais cela n’aura qu’un impact ponctuel sur la carrière de l’artiste. En apportant d’autres moyens, j’espère pouvoir l’accompagner pour qu’il développe son activité.” 

 

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