Mémoires de Beyrouth
Cette nouvelle exposition où se rencontrent le réalisme et l’interprétation suggestive est un corpus bouleversant et poétique. En effet, tout au long du parcours visuel qui s’offre au public de la galerie, les sensations et impressions sont à l’honneur. Beyrouth est là, et son portrait s’incarnent dans les déclinaisons chromatiques infinies de Darwiche. Le souvenir du 4 août est palpable lorsqu’il décrit son œuvre, empreint d’une empathie louable mais pas désespérée. Il navigue entre la nécessité de préserver le patrimoine, de creuser ce rapport douloureux et paradoxal avec le Liban, en passant par l’évocation des répercussions économiques des deux dernières années. La vérité est sur les châssis, dont la puissance narrative et esthétique est profondément juste.
Des influences plurielles
Darwiche a un style à la fois singulier et impossible à affilier à un courant spécifique. Influencé par le cubisme, l’impressionnisme et l’abstrait, on retrouve même des références fauvistes au niveau de la palette de couleur. « Je suis tout en même temps, et je suis ma propre voie ». Néanmoins, son travail a tout de même des caractéristiques discernables, notamment dans les mécanismes de composition et dans le tracé. L’artiste cherche à déconstruire ce qui est devant lui, s’éloignant ainsi du réel sensible même s’il entend conserver des relations étroites entre chaque surface de la toile et ses référents dans le palpable. En cela, Darwiche côtoie même certains codes du surréalisme ! A la fin de l’entretien, on élabore une discussion plus poussée sur les couleurs. Pourquoi cette palette vive, cette priorité donnée aux couleurs primaires ? L’artiste évoque une réminiscence de sa jeunesse au Gabon, des souvenirs internes encore fébriles, des motifs d’une Afrique qu’il n’a pas encore exprimé dans son œuvre. « Peut-être pour un prochain projet… » chuchote-t-il.
La technicité au service d’une émotion cathartique
La formation de l’artiste à l’Académie Libanaise des Beaux-Arts est de plus en plus perceptible au fil de la discussion. La variation de couleurs, de tonalité, d’épaisseur, des émotions est d’une richesse ébouriffante. Des grandes lignes diagonales structurent la mosaïque de couleurs, les aplats désordonnés et suggèrent des points de fuite salvateurs. Les teintes les plus claires sont empâtées, l’application des plus foncées est souvent plus mesurée, plus légère. A certains endroits on voit presque la toile. La texture est un des points forts de la série. L’artiste utilise des pinceaux de toutes tailles, des spatules, parfois les deux en même temps. « Je ne suis pas seulement entrain de peindre, mais aussi de sculpter la toile en même temps ». Le châssis, équilibré, harmonieux, respire. Darwiche nous explique qu’il peint à l’huile, ce qui demande habileté, technicité, et patience.
La représentation du réel, un processus construit…
Contrairement à d’autres artistes de l’abstrait qui choisissent d’incarner plastiquement des sensations, souvenirs, humeurs et allégories, Darwiche part du tangible, d’une photographie, d’un croquis. « Je voyage depuis la réalité, et je me fais happer par le cubisme et la distorsion. » Il enchaine avec cette composition linéaire puis ajoute les couleurs. « La palette est vive mais pas éclatante, elle aussi part du réel ». En effet, la palette des couleurs est ce qui nous rattache aux paysages du port et de ses silos, des vieilles maisons beyrouthines et de leurs arcades, des pompes à essence et de leurs files interminables, de Raouché. Subséquemment, Darwiche cherche à représenter le paradoxe éternel entre la destruction et la beauté de Beyrouth. Il est une des personnifications du chaos créateur, de la fête agonisante, de l’horreur fertile comme le Liban en regorge. C’est là où interviennent les angles, expression d’une violence que les courbes ne permettent plus.
…Pour un propos déconstruit
« Je ne veux pas enfoncer ce Liban qui a déjà mal. Je ne cherche pas à faire polémique ». Darwiche cherche simplement à être le témoin d’un souvenir de Beyrouth, d’un quotidien où la vie est moins que jamais un fleuve tranquille, d’une explosion dont les séquelles morales sont largement à la hauteur des dommages matériels pour le peuple libanais et sa scène culturelle. Mais il se veut aussi le témoin d’un paysage urbain qui mérite qu’on le ravive, qu’on crée sans cesse à partir de ces cendres, qu’on lui rende sa qualité de powerhouse culturelle. Il veut montrer. « Toujours plus montrer. Montrer la ville et sa beauté persistante. Montrer mon état d’esprit, mon mood, m’exprimer en couleurs. Savoir où m’arrêter ». Le message de Darwiche est d’une importance capitale, en ce qu’il est réellement positif, apolitique, rempli de la fierté, de l’espoir, de la force et de la résilience des Libanais.
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