De Genève à Batroun, pour l'amour de sa terre
21/05/2021|Josyane Boulos
Quand André l’a vu arriver, il crut qu’il avait à faire à un fou : Doumit Abi Saleh lui livrait sa commande de 80 kg de foul* au volant d’une moto BMW 750. André n’avait jamais vu ça. Et Doumit fraîchement débarqué de Suisse, ne s’était jamais imaginé faisant ça.
Doumit n’aime pas les légumes. Il avoue qu’il est carnivore. Originaire d’un petit village de Batroun Dahr Abi Yaghi, principalement composé de cousins et de petits cousins Abi Saleh, il a passé les étés de son enfance dans les terrains de la famille à faire la cueillette des raisins de la vigne et le tri des olives que son père Joseph transformait en huile d’olive et le raisin en arak. Et le gamin n’aimait pas du tout ça. Il détestait travailler la terre avec ses mains à la façon de son papa. Il préférait gambader dans la nature et faire de la photo. Artiste talentueux, il en fait toujours et publie ses œuvres sur Instagram et dans un premier livre « Bareroots. »
En 1989, alors que la guerre faisait rage au Liban, Doumit prend ses cliques et ses claques et part s’installer en Suisse. Pour 30 ans. Il passe ces années au sein de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) en tant que Directeur Informatique du Fonds Mondial pour la lutte contre le Sida, la tuberculose et la malaria. Et pendant toutes ces années, même si c’était la Suisse, il a toujours eu de l’attrait vers ses racines, vers Dahr Abi Yaghi, et vers le cimetière où sont enterrés ses ancêtres. Ses souvenirs et cet amour pour cette terre qu’il n’aimait pourtant pas retourner, l’avaient toujours poussé à se dire « Je reviendrais. »
Et il est revenu. D’abord pour travailler au sein d’une entreprise libanaise, qu’il a rapidement quitté pour créer « Les Vergers de Thérèse. » Thérèse est sa mère. C’est en 1967 que Thérèse et son mari ont acheté ce terrain de 10000m2 à Batroun. Au début, ils y ont planté des arbres fruitiers. Mais la guerre et puis l’occupation syrienne de la région les ont fait abandonner ce projet. Dégoûté par la situation, Joseph Abi Saleh avait décidé de vendre le terrain. L’idée déplut énormément à Doumit qui acheta les parts de son père pour préserver le bien familial. Pendant plusieurs années alors que Doumit travaillait à Genève, le terrain était loué à un agriculteur qui y plantait des tomates sous serre ce qui irritait Doumit qui considère que la culture sous serre est totalement anti-écolo. Il décide de tout reprendre à son compte, enlève les serres, réhabilite le terrain, le nettoie, installe l’irrigation et y plante 500 avocatiers.
Le problème c’est que les avocats c’est long à donner des fruits. Doumit plante des légumes saisonniers entre les arbres. Sans pesticides, sans fertilisants chimiques ou organiques. Il commence par planter 1500 plants de chaque sorte… et il a beaucoup de mal à les écouler dû à la crise économique et à la fermeture des restaurants à cause du Covid-19. Il change alors de stratégie, plante moins de quantité mais plus de variétés et toujours des légumes de saison : Kale, brocolis, céleris, fèves, laitues, petits pois… et surtout des artichauts et des céleris-raves qui sont ses favoris. Son idée est de créer le panier de la ménagère hebdomadaire et standard avec des légumes sains, bios, livrés directement du terrain au client, sans passer par des intermédiaires qui finissent par doubler ou tripler les prix sans aucun contrôle sur les bénéfices par l’état. Même en Suisse, pays libre et libéral, avoue-t-il, les commerçants n’ont pas le droit de tarifer à leur guise.
Ces livraisons, il commence à les faire au volant de sa voiture, et ça l’amuse de faire des visites à ses amis, comme moi, qui s’arrachent ses légumes et qui lui payent 30.000, 40.000 ou 50.000 LBP, des montants encore faibles par rapport à l’investissement fait. Mais il a foi en son projet.
Mais est-ce que ça te rend heureux ? « Oui dit-il. Ça me change de la bureaucratie, des problèmes interminables des entreprises… et puis j’ai reboisé une région et sauver un terrain qui devenait une poubelle à ciel ouvert. Je suis satisfait d’avoir accompli une décision prise il y a 30 ans, et maintenant à presque 60 ans, je réalise que le chemin que je me suis tracé même aléatoirement, est en train de s’exécuter. J’ai quitté le Liban à un moment très difficile, avec ma femme et mon ainée sachant que je reviendrai un jour dans mon village, dans mes terrains. Le souvenir de l’odeur de ma terre m’a donné le courage de surmonter les difficultés de la vie à l’étranger »
Activiste et mécène, Doumit ne fait pas l’agriculteur pour de l’argent. Il lui suffit de payer son essence et de nettoyer sa voiture suite aux livraisons. Tout le surplus de légumes est redistribué à des associations de bienfaisance.
Et il espère qu’un jour, il pourra installer des cabanes dans les « Vergers de Thérèse » et accueillir ses amis autour d’un barbecue sous l’ombre des avocatiers.
* Foul : Fèves vertes
* « Les Vergers de Thérèse » recherchent un jeune homme ou une jeune femme pour aider à la livraison.
Pour vos commandes ou pour visiter les lieux et cueillir vous-mêmes vos légumes :
Par WhatsApp: +96178919888
Emai:l lesvergers@abisaleh.net
Instagram @dabisaleh
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