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Hommage à Jabbour Douaihy. La veille de la pleine lune

29/07/2021|Nicole Hamouche

Je n’ai jamais su écrire immédiatement sous le coup de l’émotion et de la sidération. Mais peut être le départ d’un écrivain ami est-il une invitation à briser celle-ci, avec la main.

 

Jabbour est parti la veille de la pleine lune. Un soir où la lune était ronde et dorée comme une pièce de monnaie ancienne, pas blanche comme le plus souvent mais dorée. Une pleine lune en Verseau, de la liberté, de l’exploration et de la dissidence. Le jour de la fête de Saint Charbel, pas de Saint Georges qui regardait ailleurs. Il y a quelque chose de symbolique de partir un jour chargé ainsi, que l’on soit croyant ou pas. Dans l’imaginaire de l’auteur, il y eut une pluie de juin, fait rarissime au Liban. Lui s’en alla un jour de juillet qui cramait « le vert et le desséché » comme on dit chez nous « l akhdar wel yebess » ; un jour où le ciel ne versait pas une larme sur le pays dévoré. Dévoré par des sauterelles autrement plus lourdes que celles de la Grande Famine de l’an 1915, plus gluantes - parce que sauterelles aux silhouettes d’hommes gras et graveleux. En fait des ventouses plutôt que des sauterelles ; des qui sucent jusqu’à la moelle.

 

Jabbour lui, preste et rieur, néanmoins déçu par l’air de 2021 qu’il flairait vénéneux *, a dû s’élever, léger, comme à son habitude. Il était encore plus fin quand je l’avais vu la dernière fois, l’été dernier à la terrasse de l’hôtel Belmont à Ehden. La terrasse de nos rendez-vous nordiques, de tous les rendez-vous du coin. C’est sans doute en grande partie cette terrasse et lui aussi, qui m’ont donné le goût de cette montagne que j’adoptais pendant des années et vers laquelle je traçais en saison, hors saison, quand je cherchais l’inspiration, la respiration et la connexion.

 

Le lieu est matière à littérature et la littérature donne le goût du lieu. Par la grâce de ton verbe, de tes récits, je me suis liée encore plus à ma terre - ou j’ai compris pourquoi je l’étais tant - et à cette montagne mythique. Par la grâce de ta littérature, de ta phrase si fluide, si pudique, ce petit bout de terre devenait, soudain, l’air de rien, le centre du monde. Comme chez Emily Nasrallah, le fameux Makan. Emily et Jabbour, l’une au Sud, l’autre au Nord ; l’une à une époque, l’autre un peu plus récent… mais c’est plus ou moins le même scénario dans cette enclave, quelle que soit l’époque. La même histoire de lien/de liens, dans l’esprit d’un homme, dans l’esprit d’une femme. Homme, femme, qu’importe ; les maitres intègrent, dit-on, autant le  féminin que le masculin.  Cela aussi était ta force : l’intégration : élégance, finesse, accueil conjugués à ancrage, direction et contenance.

 

Je te revois dans tes chemises rose pale, parfois fuchsia, parfois verte, jaune ou rouge ; parfois le nœud papillon, parfois pas ; tu aimais la couleur. Chromothérapie sans les mots savants. Le rose de la chemise mettait encore plus d’eau dans tes yeux clairs. Ce jour-là, lors de cette dernière rencontre, je crois bien que tu ne portais pas ce rose diaphane… Peut-être jurait-il trop avec le Liban auquel tu étais si lié et qui perdait sa douceur. Tu m’as parlé du livre que tu écrivais - j’en ignorais le titre, si révélateur : Poison dans l’air ; au fait, Jabbour, tu es le roi des titres. Tu m’avais dit que c’était une sorte de mémoires, de récits plutôt exhaustifs, que tu y parlais de tout, le lieu, la famille, etc.  J’ai toujours un peu peur quand un homme se met à écrire ses mémoires, je me dis que c’est une façon de tirer sa révérence… je n’avais pas imaginé cela ou du moins, si je l’avais pensé sur le champ, j’ai dû très vite chasser cette idée. Il y a des pensées avec lesquelles on n’a pas envie de cohabiter et des personnes dont on ne peut pas imaginer l’absence tant elles sont vivantes et vivent avec nous.

 

Comment oublier tous ces déjeuners, ces soirées à Ehden sous l’arbre qui rassemblaient les mêmes d’année en année, avec quelques variantes parfois?  Comment ne pas se remémorer la cuisine de là-haut, sa générosité enveloppante, la harissa que je ne connaissais pas, les feuilles de vignes miniatures de Suzanne et la nuit qui s’étirait ? Le romanesque et le réel qui s’entremêlaient, ces soirs d’été ? Et toi, patriarche discret, heureux d’être ainsi entouré. Comment ne pas se remémorer les lectures à voix haute, la guitare ou le oud, je ne sais plus et puis ce moment parmi tous surtout, la lecture des textes de Thérèse, ta douce compagne, une découverte ?! Et toi qui veillais.

 

Longtemps, tu fus un mentor à distance et parfois in vivo; je méditais ta façon d’écrire et tu nous offrais ta guidance  précieuse et gracieuse de romancier, immense, qui plus est de chez nous. Je n’ai pas cessé d’offrir Pluie de Juin à mes amis étrangers  - à qui je voulais faire découvrir la littérature libanaise contemporaine, ma façon de leur faire connaitre le Liban - et à mes amis libanais qui aiment le Liban et qui veulent bien encore lire/entendre ses histoires. Pluie de juin avait été un coup de foudre littéraire ; je ne connaissais pas encore l’homme Jabbour Douaihy.

 

Un soir, tu signais un nouveau livre Et Saint Georges regardait ailleurs, « charid el manazel » c’est à dire SDF, ce que nous risquons de devenir maintenant… C’est là où je t’ai rencontré et je t’ai raconté comment c’était grâce à Pluie de Juin que je m’étais réconciliée avec la langue arabe ; que c’était ce livre qui m’avait redonné le goût de lire en arabe. Oui, il y avait donc une langue arabe autre, accessible, moderne, fluide. Par la lecture de Pluie de Juin, j’ai compris l’impact de la langue maternelle, elle a une résonance autre. Depuis, j’ai commencé à fréquenter plus l’arabe ainsi que tous tes livres qui s’ensuivirent, avant d’être piquée de la curiosité de tes premiers écrits. Tu m’en offris plusieurs. Ce n’est que maintenant, quand j’apprends ton départ, que j’ouvre Equinoxe d’automne, comme dans une tentative de rester en lien et je lis ceci: « c’est une douce soirée, un mélange de lumière de crépuscule ensorcelant qui rend le monde doux, que l’on en vient à souhaiter que cela reste ainsi pour toujours. J’écoute les bruits du village s’éteindre, je contemple ma mort avec sérénité ». Ami, les écrivains ont-ils la prescience ? Tes mots voyaient-ils ? « Les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux » disait un autre poète, René Char.

 

J’ai fait une recherche youtube pour t’écouter, pour puiser encore des leçons d’écriture et de vie : la meilleure est celle de la littérature et de la vie qui s’imbriquent ; celle de la fiction et du réel qui se marient sans heurts… Tu aurais pu être toi-même un personnage de roman, avec tes chapeaux, ton élégance, tes couleurs, tes postures ; assurément esthète. Peut-on écrire sans chercher la beauté ?

 

Leçon de style et de vie : « je nettoie beaucoup; je passe beaucoup de temps à élaguer» dis-tu dans l’une de tes dernières interventions publiques. Affuter, simplifier sans nier la complexité, sans cesser d’embrasser, telle était  ta force ; simplifier tout en gardant la poésie, la grâce. Voilà ; ce qui reste c’est cette fluidité, cette légèreté si pleine de présence… ce regard qui embrasse tout. C’est cela qui reste quand un homme s’en va. Ce qu’il a donné: « tout ce qui n’est pas donné est perdu » dit le proverbe indien; ta générosité, c’est ta littérature, ton amitié mais aussi ta façon d’être : pleinement toi-même. Grande et finalement ultime leçon de vie.

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