Les rats sont sortis la nuit pour brûler. Ne pas demander quoi. Juste profaner, tout casser, saccager. Toujours détruire.
Ils t’ont renversé, puis déraciné, puis incendié, toi mon poing levé au ciel, mon arbre aux mille racines, aux feuilles invisibles qui fleurissent en étoiles, comme une douce et jeune et belle révolution.
Ils sont sortis comme s’infiltrent les bêtes de leur engeance. En rancune. Clandestinement. Lâchement. Le matin de notre indépendance et de nos vœux. Tant pis pour le Liban. Ils le détestent autant qu’ils détestent Dieu.
Cependant que les hommes éveillés, eux, se relaient l’un l’autre etœuvrent dans la lumière. Ils bâtissent leurs ruches en plein jour, pas à pas, ils édifient un beffroi de fortune pierre après pierre. L’énergie se transmet sous le regard attendri du destin. Ils travaillent sans maître et sans peur, guidés par une voix, une autorité qui n’est pas de ce monde, par le seul soleil qu’ils portent au front, par un miracle. Si la haine est « physiologiquement faible, écrit Alain, l’amour est physiologiquement fort », il nous inspire autant d’audaces nouvelles.
La peste s’abat sur nous, elle décime nos tentes et nos foyers. Les pavillons réapparaissent. La vermine frappe, elle se venge, elle tire sur ce qui court, ce qui respire, elle assassine. Tous continuent de bouger. Les assaillants s’en prennent à la tour au milieu de la place, ils la taillent en pièces, ils se ruent sur les gens, ils embrasent l’autel. Mais la foule, mais les toits, mais l’arbre existe encore.
Et moi, les yeux humides, j’essaie de me persuader que rien n’est vrai, que le cauchemar va cesser. Que les quatre cavaliers ne sont pas arrivés. L’apocalypse. La bataille du bien contre le mal. Mais c’est de cela qu’il s’agit. La fête, l’épiphanie dans la rue contre les ténèbres. Les petites bontés, les bontés libres du quotidien contre la malveillance des chefs, contre le silence obstiné de leurs disciples. Oui c’est bien de cela qu’il s’agit : la pulsion de vie contre les puissances de la mort.
Car il y a feu et feu.
Celui qui s’attise dans l’oppression, celui qui divise, qui dévore son semblable, qui « brûle à l’Enfer », explique Bachelard. Et il y a l’autre, qui « brille au Paradis », l’autre qui se nourrit de ses propres flammes. L’un se compose de soufres grossiers mêlés de suie et de cécité, l’autre d’un soufre pur. L’un tue l’oiseau et l’autre le ressuscite dans la cendre, et le voilà qui plane, les ailes éployées, puis qui se pose comme le phénix au faîte des roses.
Car il y a aussi main et main.
Cellequi écrase et domine. La main qui met la main sur son peuple, sur sa terre, son labeur, sa dignité. Puis elle la lâche quand, au contraire, elle doit la guider, l’accueillir, lui ouvrir les portes du palais, l’embrasser. Le bras incendiaire, le mal à bout de souffle. Et il y a l’autre main, celle qui vient au secours, qui se dépêche, qui fabrique l’effigie en moins de vingt-quatre heures, qui la transporte et la monte à nouveau, au même endroit, avec le drapeau, comme un retour aux sources, comme la conscience, comme l’œil dans la tombe qui regarde Caïn. Et elle se redresse doucement au-dessus de nous, en un festin qui charme et remplit d’amour, elle secoue l’amertume et la misère, et la tour se met à chanter avec nous, l’hymne de la justice, l’hymne au lait, puis elle s’élève plus vite, puis elle touche le ciel et le supplie et le conjure de prendre pitié.
Ce soir-là, vous ressemblez à des délivrés vivants, mes frères. Le bonheur défile, parade, se pavane en couleurs, en musique, en plumes, en guirlandes, en fleurs familières. Les gens se parlent, se sourient, se passent la flamme, ils s’aiment comme ils ne se sont jamais aimés.
Je vous dois le plus beau spectacle de ma vie, mes frères.
Je vous dois une reconnaissance infinie parce qu’en vous, revêtus de lumière, l’air enfin se purifie.
Dieu est parmi nous, mes frères. Et si dans la nuit on l’incendie, si on le crucifie sur la place de la Liberté, c’est qu’il tient toujours sa promesse. Il reviendra et la mort sera engloutie dans la victoire. « Semé corruptible, le corps ressuscite incorruptible ». Affaibli, appauvri, il ressuscite plein de force. Avili, il ressuscite éclatant de gloire.
Alors je me surprends à faire ce que je n’avais jamais fait avant. Oui, en vous regardant mes frères, en vous tenant la main, je me surprends à me baisser quelque part, à chercher le sol, un coin de paradis, une justice humaine.
Alors, pour la première fois, je me baisse encore et je baise, dans des larmes de joie et de vérité, votre terre fleurie, le sol du pays, notre terre chérie, mes frères.
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