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Lecture 54 : « La Place », « Le jeune homme », « L’autre fille » d’ Annie Ernaux

10/05/2023|Gisèle Kayata Eid

La place, Annie Ernaux, Gallimard, 1983

Pour « raconter » cet homme modeste devenu petit commerçant qui a trimé sa vie durant en espérant que sa fille s’en sortirait en faisant des études, l’auteure explique sa démarche d’écriture avec des mots d’une grande simplicité, qui sonnent juste : « Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’ « émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée. Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. » 

L’auteur adopte un style dépouillé pour présenter son père qui fait partie de ces « braves gens », dont la gentillesse reconnue de « la bourgeoisie à diplômes, constamment « ironique » ... ne compenserait jamais aux yeux de cette dernière ce manque essentiel : une conversation spirituelle ». Elle dévoile avec pudeur et sans jugement « la distance douloureuse, survenue entre elle, étudiante, et ce père aimé qui lui disait : « Les livres, la musique, c’est bon pour toi. Moi, je n’en ai pas besoin pour vivre »

Un ouvrage livré en phrases courtes (signature d’Annie Ernaux) qui nous retracent une vie modeste « La certitude qu’on ne peut pas être plus heureux qu’on est », à travers certaines réminiscences, réflexions ou expressions dans un monde qu’elle retrouvera plus tard « dans la manière dont les gens s’assoient et s’ennuient dans les salles d’attente, interpellent leurs enfants, font au revoir sur les quais de gare » et où elle irachercher la figure de son père.

Cette fresque de mœurs, écrite avec le talent qu’on connaît à l’autrice est un récit autobiographique il est vrai, mais revêt une dimension universelle dans sa pertinence et son authenticité, ce qui lui a d’ailleurs valu le Prix Renaudot pour cette œuvre.

 

Cette dimension universelle reconnue aux nombreuses œuvres d’Annie Ernaux, dont certaines portées à l’écran comme « L’enlèvement », se retrouve dans des récits parfois très courts. Des pépites qui dépeignent un caractère, une expérience.  C’est là tout le talent de la romancière.

 

Le jeune homme, Annie Ernaux, Gallimard, 2022.

L’histoire d’une relation entre une femme et un homme de 30 ans son cadet, est très brève (une trentaine de pages). Elle révèle l’ineffable qui existe dans les couples que l’âge sépare : « Cette épaisseur de temps qui nous séparait avait une grande douceur, elle donnait plus d’intensité au présent ». Le propos traduit parfaitement l’incapacité à définir le sentiment qu’éprouvent les amants : « Ce que je ressentais dans cette relation était d’une nature indicible, où s’entremêlaient le sexe, le temps et la mémoire ». 

L’auteure nous livre là, par petites touches, comme sur une toile, le témoignage émouvant de la femme mature mise « maturément » de côté et qui sait que vieillir pour elle est en quelque sorte une plaie : « Mais je savais, en regardant ce couple de gens mûrs, que si j’étais avec un jeune homme de vingt-cinq ans, c’était pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d’un homme de mon âge, celui de mon propre vieillissement. »

Un autre petit bijou qu’Annie Ernaux nous livre, parce que « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu'à leur terme, elles ont été seulement vécues ».

 

L’autre fille, Annie Ernaux, Nil, 2011 

La collection Les Affranchis (des Éditions du Nil) propose aux auteurs de rédiger une lettre qu’ils n’ont jamais écrite).

« Quand j'étais petite, je croyais - on avait dû me le dire - que c'était moi. Ce n'est pas moi, c'est toi. » C’est cette ambivalence dans laquelle s’est passée sa jeunesse qu’Annie Ernaux reproduit  dans ce petit livre périlleux, depuis le jour où à l’âge de dix ans, elle découvre, au détour d’une conversation entre sa mère et une voisine, qu’elle n’est pas fille unique et que ses parents avaient eu une autre fillette décédée avant sa naissance.

Aucun mot, aucune allusion, aucune explication, jamais, à cette mort prématurée. Pourquoi ce silence sur un événement si intime ? Quelles sont les raisons obscures de ce mensonge ? Et surtout quelles conséquences de cette révélation sur elle ? 

Toujours dans la sobriété et la finesse qui lui sont connues, Annie Ernaux scrute dans ce récit autobiographique, les différents aspects et subtilités du lien qui nous unit aux membres de la famille. Elle exprime le poids des non-dits, surtout dans les années 50 où les secrets de famille gardaient les enfants dans l’ignorance, et ce malgré leur influence sur la construction de leur personnalité :  «Il me semblait vieux, quasi ridicule à l'adolescence. Aucune fille de l'école ne le portait. Encore maintenant, j'éprouve un malaise, une vague répugnance à l'entendre. Je le dis rarement. Comme s'il m'était interdit ».

Souvenirs, mots, images c’est à une analyse incisive et fignolée de ses sentiments que l’auteure écrit à cette sœur disparue pour faire dire aux vivants ce qu’elle aurait aimé savoir et pour révéler l’impondérable, mais bien réel abîme qu’une absence peut susciter pour combler le vide.

 

A savoir

Les trois livres sont disponibles à la Librairie Antoine

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