Un livre intense, comme son auteure. Connue du grand public pour sa longue coopération auprès de Laurent Ruquier dans « On n’est pas couchés », la chroniqueuse est aussi écrivaine (une vingtaine de romans et plusieurs pièces de théâtre). Suscitant beaucoup de polémiques, entre admirateurs et détracteurs, parmi ses livres les plus célèbres, quatre détaillent sa relation incestueuse avec son père. « L’inceste » (1999), « Une semaine de vacances » (2012), « Un amour impossible » (2015), et son dernier « Un voyage dans l’Est » (2021) qui reprend ce qui a fait la chair à canon de sa carrière littéraire : l’inceste terrible qui a marqué toute sa vie.
Elle y revient en force et c’est la puissance de ce roman qui a valu à Christine Angot le prix Médicis : une écriture trempée, singulière, un roman-témoignage-autobiographique qui fait remonter les souvenirs et le temps pour retracer les sentiments de la petite de 13 ans violée jusqu’à 16 ans par un père qui n’a jamais voulu la reconnaître. « J’avais deux méthodes de survie, avec deux objectifs opposés. J’étais partagée entre les deux. Parler. Briser le silence. Pour ça, il fallait voir les choses. Les savoir. Les faire exister dans sa tête. Se les représenter mentalement. Supporter les images, vivre avec elles. Trouver les mots qui leur correspondaient. Les exprimer… (et) Se taire. Ça permettait de ne pas avoir d’images dans la tête, de continuer à faire semblant. De ne pas savoir vraiment, de ne pas avoir peur, de ne pas donner corps à l’inquiétude, de ne pas donner de réalité à l’impression d’avoir une vie gâchée. Qui existait dans les deux cas, et provoquait une forte angoisse. Il fallait la supporter, la gérer, et la contrôler. »
Quand, à 26 ans, elle essaie de le revoir pour avoir des « relations normales » dans le but d’essayer de retrouver ce père qu’elle voulait avoir à tout prix et qui s’entêtait à lui refuser cette affiliation qui lui a tant manquée, la jeune femme, qui a essayé douloureusement de s’en sortir, est à nouveau la proie de ce père prédateur.
Ces mots sont durs, sans équivoque. Douloureux à la limite du supportable. « Il est allé au fond. Ça a duré quelques secondes. J’ai eu la sensation d’un courant électrique, ou de la lame d’une épée qui entre dans le corps. Je n’avais plus l’impression d’être moi. J’avais l’impression d’être dans une sorte de néant. D’être débarrassée de ma personne. Je me sentais morte… J’étais débarrassée de l’obligation de me faire respecter. Y compris par moi-même. De préserver ma personne, mon être, mon intégrité, mon corps. Tout ça. Mon avenir. Mes chances ».
Au-delà de la criminelle pulsion paternelle (certaines descriptions de l'appétence de l’homme sont intolérables), c’est une accusation d’abus de pouvoir qu’elle dénonce. De ce pouvoir patriarcal plénipotentiaire qui la traitait comme un objet et qui l’a découragée de porter plainte quand elle s’en est sentie capable. Car, vu l’ancienneté des faits, sa requête aurait peut-être fait l’objet d’un non-lieu. Ce qui aurait signifié que la détresse de la jeune femme devenue une loque n’aurait pas été reconnue, ni expiée, pire même, elle aurait été niée.
« C’est la mise en esclavage d’un enfant ” qu’elle tente d’exprimer sur 200 pages. Sans vouloir commenter ou prouver quelque chose, « Que puis-je faire, sinon espérer que ça n’aille pas plus loin ?... Je continue d’avoir l’espoir de le convaincre d’arrêter. A aucun moment, je ne me dis qu’il ne m’aime pas. Tout ça viendra bien après ". Elle veut exprimer ce que personne d’autre que les victimes ne peut comprendre: l’inceste bousille une vie. Elle le martèle d’ailleurs dans ces interviews :"Quand on n’a pas vécu quelque chose, il faut se taire."
Christine Angot avec son franc-parler et son jusqu’auboutisme ne s’est pas tu. Elle le prouve avec une telle maîtrise de la plume que ce prix Médicis 2021 agit comme un scalpel et… d’un seul trait.
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