Homo Numericus. La « civilisation » qui vient, Daniel Cohen, Albin Michel
La une du magazine « Le Point » du 14 juin titrait : « La décivilisation au quotidien ».C’est un peu le thème du best-seller de la rentrée 2022 qui concerne l’avenir de notre civilisation au vu de la révolution numérique. Révolution tellement extrême qu’elle nous ferait croire que nous vivons dans une série de science-fiction. Nous n’en sommes pas là.Ce qui n’empêche pas cet économiste de renom, membre fondateur et président de l’École d’économie de Paris, de décortiquer pour nous cette illusion numérique dans laquelle la civilisation actuelle se voit plongée aujourd’hui.
Un livre profond, vaste, excessivement documenté qui développe une idée de base : l’excès d’ouverture du libéralisme nous a fait perdre le sens des appartenances. On travaille ici, on vit là-bas, si on réussit c’est à l’échelle planétaire (ce pourquoi on devient ultra-riche). « La révolution numérique porte à son paroxysme la désintégration des institutions qui structuraient la société industrielle, qu’il s’agisse des entreprises elles-mêmes (on ne sait pas pour qui on travaille), des syndicats (qui font office de médiateurs et qui organisent la confrontation démocratique), des partis politiques (les élus viennent sur un coup de tête) ou des médias (remplacés par « la culture numérique », celle des fake news qui circulent 20 fois plus que les véritables informations, surtout en politique)... On cherche les idées que nous voulons (la communauté des savants désagrégée désormais aidait à vulgariser les concepts). Celui qui crie le plus fort a raison...
« L’homme numérique... est à la fois solitaire et nostalgique, libéral et antisystème. Il est pris dans le piège d’une société réduite à l’agrégation d’individus voulant échapper à leur isolement en constituant des communautés fictives » celles que les réseaux sociaux leur proposent et qui ont augmenté la solitude sociale et les troubles psychiques. « La raison du suicide d’après Durkheim, ajoutera l’éminent économiste dans une de ses entrevues, c’est quand on perd le rapport à autrui, et qu’on perd la compréhension de notre rôle dans la société. C’est vrai que nous sommes connectés, mais d’une façon pathologique, à des gens qui nous ressemblent, sans rapport avec l’altérité. Or je grandis en me confrontant à autrui ».
La nouvelle civilisation qui s’accélère n’est pas tranquillisante. « On pensait que l’intelligence artificielle nous aiderait à mieux penser individuellement et collectivement, que la société civile mondiale se structurait, que les gens allaient dialoguer démocratiquement sur le net, faire circuler les idées, renverser les totalitarismes (printemps arabes), mais quelque chose de chaotique s’est installé, qui n’était pas prévu : la haine, le « fake », les violences...et qui explique par exemple l’élection de Trump...ajoutera Cohen.
La disparition des relations humaines contribue à nous isoler. « Le signe le plus clair...de la déliaison sociale...se mesure à la poussée écrasante des questions identitaires dans le débat politique. On parlait hier un langage de classes sociales, d’ouvriers, de bourgeois et de redistribution. On parle aujourd’hui d’ « identités » qu’elles soient raciales ou nationales.
Révolution économique qui vise à gagner de la productivité, en faisant toujours plus court... Tout ce qu’on fait sur le net : télémédecine, télétravail, toute cette technologique, ce sont des gains de productivité, profitabilité en services. Même en amour, grâce à Tinder on va optimiser le temps de quelqu’un...
L’idée que « l’accès à des biens nouveaux incarnait l’idée de progrès laisse place à un capitalisme davantage obsédé par la publicité que par la production »
Des comparaisons avec le passé, des analyses sur l’évolution des sociétés, un développement érudit et un foisonnement de constatations dystopiques incontournables. Mais comme conclut l’auteur : « Quelque chose ne va pas. Ne faisons pas comme si de rien n’était. »
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