« Les beaux jours de Kayan » est votre troisième roman. Racontez-nous sa genèse.
Les existences parallèles m’ont toujours interpelées. Lorsque j’écris comme lorsque j’observe le monde, je m’interroge souvent sur le destin des uns et des autres et sur le changement que cela aurait produit sur ces mêmes vies si elles s’étaient croisées. Comment naissent les relations ? Comment se forgent les amitiés ? Pourquoi les gens empruntent un chemin et pas un autre ? Ont-ils toujours le choix ? Je puise dans ces questionnements l’origine de mes histoires, remets en ordre les fils enchevêtrés, modifie les destins comme un puzzle que je décide de mélanger et de reconstituer à ma manière pour l’ajuster en laissant l’imaginaire faire le reste, construire la trame, planter le décor. Dans mon roman, certaines rencontres bouleversent le destin des personnages. L’histoire s’ouvre sur une scène de fuite perçue par le regard d’une adolescente, Véra. Sa famille parvient à trouver refuge loin des violences, sans savoir que cette réalité devait la rattraper sous une forme ou une autre.
Pourquoi encore et toujours décrire la guerre ?
Toutes les fois où le Liban essaie de sortir la tête de l’eau, il est rattrapé par ses démons. Faire l’impasse sur notre passé est difficile, voire impossible, étant donné que nous ne l’avons pas encore mis au clair. Le souvenir de la guerre coule dans nos veines, et nous avons inévitablement transmis le poids occulté de cet héritage aux nouvelles générations. Nous autres Libanais, toutes catégories confondues, ne pouvons oublier ce que nous ne savons pas nommer conjointement. Nous n’avons pas la même perception du passé, de la guerre, des conflits, des fractions qui les ont menées… Comment envisager un avenir commun, comment avancer, sans nous être entendu sur un passé commun, sans avoir le courage de parler de la guerre, de nous parler entre nous, de nommer les responsables, de dresser le bilan de nos erreurs et des alliances à l’origine des tensions et des tractations dont nous continuons à payer le prix ? Voilà pourquoi je pense que la guerre constitue la toile de fond de la création littéraire ou artistique, même longtemps après 1990 qui signait pour la forme sa fin. À noter que j’ai écrit et envoyé mon roman à mon éditeur bien avant la catastrophe du 4 août.
Comment pensez-vous que cette guerre interminable, sous ses différentes formes, influe sur le travail des artistes libanais ?
C’est une lame à double tranchant. D’un côté, elle constitue une source d’inspiration. La violence, l’injustice, l’absence d’équité sociale, la corruption, la situation de la femme, la discrimination envers la différence, le saccage de notre patrimoine culturel et environnemental… tout cela constitue un terreau propice à la creation. D’un autre côté, avec l’absence ou la présence timide de structures pour soutenir les artistes, ces derniers ont beaucoup de mal à continuer. L’état n’offre aucune rémunération aux artistes qui peinent à poursuivre leurs activités sans l’aide des organismes privés ou les ONG.
Quel est votre rapport avec le Liban ? Comment percevez-vous ce pays ?
Je suis née au Liban, j’ai grandi au Liban, construit ma vie au Liban, et hormis une moitié d’année scolaire pendant la guerre à Nice, en France, n’ai jamais vécu à l’étranger. Le Liban est mon port d’attache, même si la mer houleuse s’est déplacée à l’intérieur du port lui-même. Tiens, j’avais écrit « mère houleuse », probablement en pensant à Beyrouth comme à une figure féminine indubitablement maternelle, tourmentée, surtout depuis le 4 août… Beyrouth, lovée dans ce pays qui fait de moi qui je suis, ce pays ambivalent, paradoxal. Ce pays, je le perçois comme une douce torture. Nous sommes tous de quelque part. Je suis d’ici, c’est mon pays. Ça l’a toujours été et ça le sera toujours. Même si j’ai du mal à le reconnaître, parfois, il reste mon pays. D’aucuns considèrent qu’un pays est responsable de ses citoyens, mais ici, le citoyen n’en finit pas de s’occuper de son pays. Voilà pourquoi s’il est blessé, je le borde, s’il ne me rend pas la monnaie de ma pièce, je prends mon mal en patience. Le Liban connaitra-t-il des jours meilleurs ? Aucune idée. Le Liban, je ne l’ai pas choisi, je le subis, et rien ne pourra changer cela. C’est grâce à lui que je suis qui je suis. Étant une enfant du Liban, je devrais l’aimer, au moins un peu, au moins pour pouvoir m’accepter, ou mieux encore, pour pouvoir m’aimer moi-même.
Votre héroïne est une femme. Parlez-nous de la femme libanaise.
Avant de pouvoir parler de la femme libanaise, Il faut d’abord être capable de la définir : qui est-elle ? La réponse est multiple. La femme libanaise (comme l’homme libanais, d’ailleurs) est fille d’une société hétéroclite. Nous ne pouvons délimiter ses attributs ou la placer dans une case, la définir en disant d’elle par exemple qu’elle est intellectuelle, rebelle, résiliente, créative, révoltée, généreuse… Elle peut aussi être soumise, superficielle, artificielle, hypocrite... en tout cas, elle est à mille lieues de constituer une entité homogène. S’il faut parler de Véra, c’est une femme volontaire, tendre et crédule, une valeur sûre pour son entourage. S’il faut parler de sa mère dans le roman, c’est autre chose, ou des tantes de Jules, son compagnon, c’est encore autre chose.
La femme en général a un rôle important de transmission pour les générations futures, si nous nous basons sur le livre de Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups. Mais la femme multiple libanaise, que transmet-elle à sa descendance ? La même image de l’avenir, du Liban ? Cette question m’angoisse. Il est vrai que les choses changent rapidement, aujourd’hui, avec les moyens de communications et l’ouverture que le web offre aux nouvelles générations, qu’en est-il des assises de notre société ? Les valeurs seraient-elles au moins transmises ? Il faut attendre quelques décennies avant d’avoir le recul nécessaire pour voir dans quelles mesures la transmission que j’ai envie d’appeler « positive » continuera à s’appliquer sur les générations futures en général et sur la femme libanaise en particulier.
En tant que Libanaise et romancière, comment voyez-vous l’avenir de ce bout de terre qu’est le Liban ?
Il est nécessaire de dénoncer les inepties que les responsables nous font subir. Brimades, négligence, mauvaise foi, laxisme… Depuis le 17 octobre 2019 marquant le début du mouvement de révolte au Liban, depuis le 4 août 2020, date de l’explosion apocalyptique du port ayant fait plus de 200 morts et plus de 6000 blessés, -dont nous ne connaissons toujours pas les responsables- notre système bancaire s’est effondré, et les systèmes éducatif et hospitalier sont en grande souffrance. L’inflation galopante, la crise du carburant, le dossier de l’électricité, le coût des denrées alimentaires de base, la pénurie des médicaments, du lait pour enfants… viennent s’ajouter au quotidien difficile des Libanais. Nous traversons une période complexe et nous n’avons pas les données nécessaires pour imaginer à quoi ressemblerait le Liban de demain. C’est la faillite, à tous les niveaux et l’horizon est bouché. La dignité du Libanais est bafouée. Les problèmes s’accumulent, arriverons-nous un jour à un dénouement ? La crise économique a poussé des familles entières à l’exil. La pandémie du covid19 a rendu le flux de migration difficile, prolongeant les mois d’attente et d’inquiétude pour les familles en détresse économique et psychologique. Dès que la pandémie sera contrôlée, le Liban se verra abandonné par un plus grand nombre de Libanais, et cela est en même temps triste et compréhensible. Quelque part, pour les gens qui ont choisi de rester -comme moi-même- ou qui restent parce qu’ils n’ont pas le choix de partir, c’est une consolation de savoir que la situation économique mondiale tourne au ralenti. Malheureusement, ils seront très bientôt rattrapés par une crise encore plus fulgurante que celle dont ils sont témoins actuellement lorsque le coronavirus sera un virus comme un autre et que les gens qui voulaient partir partiront sans se retourner. Le visage du Liban est en pleine mutation, et l’écrire est nécessaire.
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