Christine Szymankiewicz, quelle est la genèse de cet ouvrage totalement pionnier ?
C’est en effet la première fois que l’on présente un panorama des établissements scolaires libanais. Cela fait sept ans que j’effectue des missions au Liban, en particulier auprès des établissements homologués par la France, le premier établissement visité dans ce cadre ayant été le Collège Notre-Dame de Jamhour. J’étais intéressée de savoir ce qu’il en était des autres établissements. En posant des questions, il m’est apparu qu’il était assez difficile d’obtenir des renseignements. Chacun connaît les écoles de sa communauté. Avec le père Batour, nous avons souhaité poser la première pierre d’un panorama du système éducatif, qui n’avait jamais été fait auparavant.
A qui s’adresse cet ouvrage ?
Notre éditeur (français) publie des ouvrages qui en général s’adressent aux chefs d’établissements ou d’universités et aux enseignants. Nous avons donc, pour ce lectorat français, posé le cadre historique dans la première partie de l’ouvrage et notamment le lien entre la communauté maronite et la France. Depuis la célèbre lettre de Saint-Louis (dont l’authenticité n’est absolument pas prouvée) jusqu’à l’arrivée des premières congrégations qui tout d’abord parlaient italien et qui ont installé petit à petit l’usage du français, langue qui contrairement à ce que l’on croit communément, n’a pas été implantée par le mandat français, mais bien avant.
Vous y évoquez la prépondérance de l’enseignement privé au Liban
Le secteur privé regroupe en effet 70 pour cent des élèves scolarisés et il est constitué en majorité d’établissements confessionnels. Il nous a donc semblé important de présenter la diversité communautaire du réseau de l’enseignement privé ainsi que les objectifs des différentes communautés qui, à un moment ou à un autre de l’histoire du pays, décident de fonder un établissement scolaire.
Quelles en ont été les principales sources de l’ouvrage ?
Un certain nombre d’ouvrages, des thèses, des archives (une bibliographie est disponible à la fin de l’ouvrage) et le travail d’enquête sur le terrain. Nous avons trouvé beaucoup de sources pour ce qui est du réseau des établissements de la communauté chrétienne mais hormis le réseau des établissements de Rafic Hariri, nous n’avons pas trouvé grand-chose pour les communautés musulmanes, ni chiite ni druze. Concernant les écoles sunnites des Makassed, nous avons pu bénéficier de la mémoire orale d’un ancien fondateur et directeur d’établissement. Par ailleurs, bien qu’ayant évoqué l’arrivée des Evangélistes anglais et américains à la fin du 19e siècle, nous n’avons pas parlé du réseau des écoles anglophones qui « concurrence » le réseau francophone, les deux s’ignorant malheureusement trop aujourd’hui l’un l’autre.
Vous consacrez un chapitre à la laïcité ?
Oui et elle a commencé à émerger à la fin du 19e siècle, avec le mouvement de renouveau de la Nahda. Beaucoup d’intellectuels souhaitaient porter les valeurs laïques (d’ailleurs parfois franc-maçonnes). Nous racontons ainsi l’histoire de la première école « nationale » fondée en 1843 par Boutros Al Boustani, mais qui s’éteint avec lui en 1863. Puis en 1909, s’implante la Mission laïque française, avec Pierre Deschamps, à la demande de notables et intellectuels libanais. Il faut aussi noter le réseau des Makassed qui voulait, notamment, offrir un enseignement aux élèves qui le souhaitaient dans des écoles modernes avec quelques heures d’enseignement religieux dispensées par des enseignants bien formés. Ces mouvements laïques vont installer progressivement une offre d’éducation alternative complémentaire.
Tout le long du processus le lien avec la France est toujours très étroit ?
Absolument et ce qui est paradoxal c’est que la Troisième République qui ordonne la fermeture des écoles des congrégations en France, les soutient financièrement au Liban considérant qu’elles constituent un excellent vecteur pour porter et développer l’influence de la France. C’est ainsi que ces écoles vont constituer peu à peu cet important maillage d’écoles privées. A partir du mandat français, au début des années 1920, la France va commencer à diversifier son soutien envers les autres communautés. Mais nous sommes toujours dans le cadre d’écoles privées. L’école publique n’intéresse pas grand monde.
Pourquoi à votre avis cette part si faible donnée à l’enseignement public ?
Ce qui est intéressant, c’est que, très tôt, dès le Moyen-Age, dans les montagnes, on retrouve des petites écoles où imams, prêtres et rabbins délivrent un enseignement de base. Et, à partir du 16ème siècle, sous l’influence de l’église maronite et au retour de prêtres-enseignants formés au Collège maronite de Rome, porteurs des valeurs européennes de la Renaissance, s’ouvrent des écoles obligatoires, gratuites et ouvertes aux filles comme aux garçons. C’est d’ailleurs là la matrice du système éducatif privé libanais. Puis vers le milieu du 19e siècle, l’Empire ottoman tente une uniformisation de l’enseignement en créant des écoles publiques gratuites dont les Libanais ne veulent pas. Elles vont toutefois constituer l’armature du réseau des écoles publiques libanaises qui ont connu un certain essor après l’Indépendance et surtout dans les années 1960, puis qui ont souffert de la guerre du Liban et n’ont jamais vraiment redémarré après.
Vous avez eu accès au réseau des écoles chiites ?
Par le biais d’une thèse, mais pas directement. Ce que l’on sait, c’est que ce réseau se développe en trois phases qui caractérisent chacune un développement particulier de cette communauté : tout d’abord en 1930, puis avec l’Imam Sadr et enfin dans la conjoncture d’aujourd’hui où il compte plus de 200 établissements.
A la fin de l’ouvrage vous faites un point particulier sur le réseau des établissements homologués français
Pas uniquement au Liban mais également sur ce réseau à travers le monde, qu’il faudrait regarder plus précisément depuis la France. Quel est cet étrange phénomène qui fait qu’en France les familles rejettent les écoles françaises alors qu’à l’étranger on se les arrache ? Avec des listes d’attente invraisemblables. Plus de 550 établissements sur les cinq continents, qu’en France on ne regarde pas assez. C’est une véritable piste de réflexion.
Vous souhaitez repréciser l’apport financier de la France aux écoles libanaises, en mettant certains chiffres en avant ?
Oui, dans une période où la France est quelque peu vilipendée, nous aimerions rappeler que son soutien au volet de l’éducation au Liban s’élève à 50 millions d’euros depuis la crise et que sans cette aide la moitié des écoles auraient fermé leurs portes. Par ailleurs, quand le Président français est arrivé à Beyrouth après l’explosion du 4 août 2020, il apportait avec lui 20 tonnes de livres scolaires. On ne le dit pas assez.
L’éducation est-elle encore selon vous la dernière valeur ajoutée du Liban ?
Certainement, mais si elle s’effondre, c’est une part du Liban qui va s’effondrer avec elle. L’enseignement est encore de très haut niveau au Liban et d’une qualité parfois exceptionnelle. Si ce réseau n’est pas soutenu, les frais de scolarité risquent d’augmenter à un point où l’éducation deviendra un luxe, apanage des privilégiés, ce qui n’est pas le cas jusqu’ici.
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