L’œuvre de Mathias Enard est foisonnante d’érudition et de verve littéraire. Ses romans sont des voyages à travers des frontières qui sont semblables à des flux d’échanges entre passé et présent, mémoire et actualité, Orient et Occident, intériorité et extériorité, imaginaire et réalité. Des frontières poreuses, comme sont les esprits des grands humanistes, des historiens, des romanciers ou des conteurs. Car Mathias Enard est tout ça à la fois.
Nous le retrouvons à l’occasion du Festival Beyrouth Livres, avec Déserter, un roman où se juxtaposent deux récits: d’une part la vie fictive d’un mathématicien Est Allemand qui refuse de quitter la RDA et voit dans les mathématiques l’espoir du monde, et d’autre part, celle d’un soldat qui fuit une guerre dont l’auteur ne spécifie pas le lieu ni l’époque, et qui tente de survivre comme un animal traqué. Pourquoi à t-il choisi de raconter ces deux histoires qui ne s’emboîtent jamais ? L’une qui nous plonge dans les événements historiques de l’Europe communiste, et l’autre dans le paysage d’un pays méditerranéen. Sans doute pour décrire les grandes périodes sombres du 20ème siècle, la violence de l’histoire et notre incapacité à y échapper. C’est en quelque sorte un roman allégorique qui illustre l’impossible résolution du théorème d’Euclide qui veut que deux lignes parallèles ne se rejoignent jamais, et dit ainsi l’impossible paix du monde ?
Si l’Europe semble être au cœur de ce récit, l’Orient on le sait est l’autre grand thème cher à Mathias Enard.
Un peu comme l’auront fait au 19ème siècle, Flaubert avec Salammbô, Hugo avec Les Orientales, Gautier avec Le Roman de la Momie, ou Nerval avec Le Voyage en Orient, Enard cultive pour l’Orient un amour sans bornes riche de ses connaissances historiques, encyclopédiques. Il a d’ailleurs tant à nous enseigner sur ce monde qui, en étant le nôtre nous reste souvent méconnu. Ainsi son premier livre, La perfection du Tir paru en 2003 est un court récit narratif qui aurait bien pu se passer au Liban. En 2012 c’est avec Rue des voleurs qu’il raconte le parcours initiatique d’un jeune Marocain pris dans le tumulte des printemps arabes qui tente de rejoindre l’Espagne. Et c’est dans Boussole couronné en 2015 par le Goncourt, qu’explose toute sa fascination encyclopédique et sentimentale pour l’Orient. Boussole serait ainsi le livre de la nuit de l’Orient, un peu comme Schéhérazade qui se bat chaque soir contre la sentence, son personnage lui, un musicologue érudit et mélancolique se tient éveillé pour lutter contre le temps. D’ailleurs Enard pour rendre hommage à l’Orient, se réfère à Proust en disant qu’il fait des Mille et une Nuits son modèle et que « Sans l’Orient, pas de Proust, pas de recherche du temps perdu »
Chacun des livres d’Enard respire différemment. Ainsi le rythme saccadé de la respiration du Sniper dans La perfection du tir, s’oppose à la lenteur du personnage de Boussole pris dans son insomnie. Mais quelque soit la forme qu’il choisit de donner à ses livres, ses constructions sont toujours précises et documentées et son style littéraire souvent empreint de poésie.
L’exil, la désertion, les grands bouleversements de notre temps, mais aussi l’Histoire, la musique, les arts sont les thèmes sur lesquels il brode son imaginaire et entrelace ses récits. L’errance est aussi au cœur de tous ses personnages qu’ils soient en cavale ou enfermés. Il s’agit dans tous ses romans de franchir une distance, parfois insondable entre deux mondes un peu comme peut l’être la distance insondable entre soi et soi-même.
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