Nous sommes venues dans l’obscurité de l’exsangue Beyrouth. Nous avons longé le sombre trottoir jonché des détritus de poubelles vidées par les services exsangues aussi, de la municipalité. Nous avons peiné à trouver la grille de la grande maison ancienne, aux grandeurs d’autrefois, délabrée, à quelques mètres de l’édifice à l’imposante entrée aux deux lions sculptés posés sur des socles, et de la très élégante Chambre de commerce. Nous avons grimpé des escaliers hauts et raides, nous tenant aux rampes interminables de fer forgé, tenant sur des parapets décrépits. Nous nous sommes égarées, nous avons déambulé, un peu comme chez Kafka, à travers des corridors, de vastes chambres ouvrant sur des balcons de pierre ouvragée, nous sommes entrées par mégarde dans un salon ouvert aux grands canapés sur lesquels reposaient d’aimables personnes souriantes qui nous ont indiqué par où reprendre la montée, toujours dans l’obscurité et les pénombres de ce Beyrouth sans courant, sans pain ni eau, qui manque de tout mais qui déjà, à cause ou grâce à cette amabilité traditionnelle et perdue momentanément retrouvée, un peu comme dans Le Grand Meaulnes, nous nous sommes senties dépaysées, déjà entrées dans ce monde féerique de la générosité et de l’accueil chaleureux propre aux gens de chez nous, qui en est et reste la panacée guérissant toute tristesse.
Puis, tout à coup, au fond d’une grande salle, ce fut la lumière du Collège qui surgit tout entier, multiplié, en un grand panneau fait d’innombrables petits tableaux tout en couleurs et en éclats, la vision illuminée de l’enfance, où se sont ouverts, comme dans ce jeu japonais évoqué dans A la Recherche du temps perdu, de petits papiers pliés mis dans l’eau qui devinrent un jardin boisé, avec la grande volière verte et la cage aux lapins, le bac à sable, en gros plan le tahboush, cette énorme bille resté dans la mémoire de la petite fille aux couettes comme un désir frustré car les garçons ne lui permettaient jamais de l’avoir, mais aussi les bons croissants chauds, le frigo a Pepsi et au Crush, les couleurs vives des salles de classes, les panneaux colorés des couloirs, le laboratoire, le gymnase, le grand théâtre, les marionnettes, l’immense sapin de Noël dans le hall…
Et partout la petite fille aux couettes, de dos, immobile dans sa quête, déjà inspectrice de la vie, qui regarde tout cela.
Puis nous nous sommes retournées vers la grande bleue des pays exotiques que la petite fille survole comme dans un tableau de Chagall…et nous avons visionné l’histoire triste et prenante des séparations, tôt survenues, d’un père qui s’en va dans un incessant va-et-vient mais dont la petite fille devenue grande attendra, pour toujours, l’indispensable présence.
Après cela, sur le chemin de retour, nous avons roulé, chacune vers ses affaires, chacune dans son obscurité, inopinément éclairée.
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