Un récit intimiste
Tout d’abord, une impression de journal intime, trop personnel… Un roman tellement intimiste que je me suis sentie indiscrète à la lecture de certains passages, mal à l’aise de m’immiscer ainsi dans la vie de cette famille… Une promiscuité dérangeante, que l'auteur a osé entreprendre pour rendre à César ce qui est à César, et à Hanane aussi… Un hommage touchant à ses parents, Kaïssar et Hanane Ghoussoub, partis en France en 1975, juste pour deux ans, le temps que la guerre se termine. A présent, cela fait quarante-sept ans qu’ils vivent à Paris. Ces parents qui se dilatent pour prendre la taille d'un pays : « En fait, le Liban, c’est mes parents. Je ne sais pas ce que représentera pour moi ce pays après la mort de mes parents. Peut-être qu’il disparaîtra avec eux. Quand je passe les voir dans leur appartement parisien, j’atterris au Liban… Dans leurs yeux, je vois ce pays. » (p. 304)
La réflexion et les questionnements s'approfondissent progressivement jusqu'à atteindre l'essence des choses, des personnages et des idées. Il y a certaines phrases dans la partie III qui représentent une synthèse, qui peuvent se tenir toutes seules : « Mon père est un homme seul, dans ce que la solitude a de plus grand. Je l’admire, mon père. Un jour, je deviendrai muet comme lui. » (p. 266) Le lecteur est amené, en suivant le cheminement de la pensée de l'auteur, à comprendre tout aussi progressivement ces constats. Je pense que je n'aurais pas compris ces phrases-essences si je n'avais pas lu le tout depuis le début et accompagné le parcours des faits et des personnages. Aussi morcelée que la construction romanesque puisse sembler, elle suit les mouvements de la pensée, qui ne sont pas linéaires, et finit par reconstruire une certaine cohérence non seulement des événements, mais aussi du portrait des protagonistes.
Entre histoire et Histoire
La documentation sur les événements historiques ne saurait qu’être appréciée, surtout qu’elle est mêlée à une argumentation explicite et un regard critique, faisant du roman un document historique à part entière. Comme quoi, histoire individuelle et histoire collective sont inévitablement entremêlées, d’autant plus que des membres de la famille de l’auteur ont réellement participé à ces événements historiques. Quoi qu’il en soit, mis à part ce cas particulier, l'écriture tisse, de manière artisanale, comme sur un métier, une toile où les fils se croisent : les fils de notre histoire individuelle et ceux de l'histoire du pays, que nous vivons, lisons ou écoutons au prisme de notre alchimie biologique et historique personnelle, donc unique.
Toute la problématique de la reconstitution de l'histoire d'un pays, d'autant plus que celle du Liban est compliquée, ressort à travers ce roman qui se présente, à la base, comme un simple récit de vie... La tension d'être en suspens entre « ici » et « là-bas » est omniprésente depuis le début. Déchirement ressenti d'abord par les parents, depuis la première séparation d’avec le giron familial, puis transmis de manière inconsciente au fils, pas à la fille : « Je suis déraciné, d'autres ne le sont pas. C'est ainsi. » (p. 290) Et l’on tangue entre la souffrance provoquée par ce déracinement et le soulagement qu'il octroie à son hôte. Cette nouvelle tension entre douleur et libération ne va pas sans rappeler la conception de la dialectique hegelienne selon laquelle l’histoire « est un processus d’autoréalisation de l’Idée dont la fin est la liberté humaine ». On se demande alors si on peut devenir libre un jour, se libérer de ses attaches, géographiques et émotionnelles. D'ailleurs, lors d’une rencontre avec Sabyl au Campus des Sciences Humaines de l’USJ, il répond : « Si en France ça tourne mal, je pars vivre ailleurs ! »
Cette question se déploie tout le long du roman et culmine dans le dialogue entre Sabyl et sa compagne, qualifié par lui de « becketien ». Cette tension est de nature absurde puisqu'elle n'a pas d'issue. La conversation se joue alors comme sur une table de ping pong, entre les « ici » et les « là-bas » à la volée, pour se perdre dans des paradoxes inconciliables. Ces paradoxes sont ceux de tous les Libanais, le Liban étant depuis la nuit des temps, le théâtre absurde où se jouent les contradictions les plus saugrenues. Finalement, on ne peut que s’identifier à la vibration de ce récit, même si chacun a un vécu différent avec ce pays. En fait, c'est l'émotion suscitée par la narration qui crée quelque part un espace commun entre le lecteur et le discours de l'auteur.
L’oiseau et la mer
Sabyl, la voie, le chemin, est « celui qui va », tel qu'il l'a écrit à l'adresse de Shafic Abboud, en hommage au feu peintre libanais. Ce n'est autre qu'un autoportrait qu'il dresse dans ce poème accompagnant l'oiseau de bronze sculpté par Shafic. Sabyl semble ainsi voué à rester suspendu dans les airs, comme dans le dessin « prémonitoire » que sa sœur esquisse à la naissance de son frère... D'ailleurs, sa démarche légère et sautillante ne démentit pas cet oracle !
Cet autoportrait devient, au fur et à mesure, le portrait collectif d’un peuple déchiré, exilé sur sa propre terre, en quête perpétuelle d'un chez soi, baptisé au dernier chapitre du roman la « mer libanaise », qui fait fondre les cœurs de tous les Libanais, et qui marque leur baptême sur cette terre sacrée.
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