Chaque vêtement que vous sortez d’une valise correspond à une période de votre vie. Comment vous est venue cette idée ?
J’ai commencé à écrire de façon instinctive, sans échafaudage sur lequel m’appuyer, mais en essayant d’être attentive à ce qui, en moi, avait envie de se dire. En décrivant Beyrouth dans sa diversité, l’idée d’une robe en patchwork m’est venue et je l’ai choisie comme titre pour le chapitre que j’étais en train d’écrire. Plus tard, en parlant de l’exil, l’image de peau d’âne s’est presque imposée à moi : son départ, cachée sous la peau d’un animal, et les trois robes couleur de soleil, de lune et d’étoile qu’elle emportait dans une coquille de noix. J’ai toujours éprouvé une affinité avec Peau d’Âne. J’ai fait un long travail sur les contes et elle fait partie des personnages auxquels j’ai pu m’identifier. J’étais donc ravie de lui trouver une place dans mon récit. J’avais pensé le structurer autour des trois robes qui sont la quintessence du royaume qu’elle quitte. Mais comme elle n’en a emporté que trois, dont aucune en patchwork, je ne lui ai finalement consacré qu’un chapitre et j’ai opté pour la valise qui me permettait plus d’habits donc plus de chapitres. C’est ainsi que j’ai choisi comme fil rouge des habits sortis d’une valise et que j’ai réorienté mon récit dans ce sens : cela le structurait et lui procurait une charpente qu’il n’avait pas avant.
Malgré tous les drames que vous avez eu à affronter, l’humour est toujours présent. C’est une forme de protection ?
L’humour n’est pas qu’une forme de protection, de distanciation nécessaire pour ne pas sombrer dans le drame. Il permet aussi d’exprimer la tendresse avec pudeur, il libère de la pressionet de la lourdeur. Il dit avec légèreté ce qui est difficile à dire et il aide à s’extirper des situations délicates par une pirouette. L’humour permet de ne pas se prendre trop au sérieux. On pourrait peut-être dire que l’humour est le cousin germain de l’amour dans la mesure où l’on n’en abuse pas pour dénigrer les autres.
Vous décrivez avec beaucoup de justesse les angoisses et les interrogations d’une jeunesse désemparée par la guerre. Comment vous souvenez-vous aujourd’hui, longtemps après, de tous ces détails ?
Je m’en souviens avec tendresse et compassion : pour la jeune fille que j’étais, mais aussi pour mes parents, ma fratrie, mes amis, mes compatriotes et toutes les personnes que j’ai croisées au cours de mon travail social. J’ai longtemps eu une forme d’incrédulité par rapport à ce vécu : je me demandais si nous avions vraiment vécu cela, survécu à cela. L’explosion de 4 août est venue, hélas, nous rappeler que si et réveiller en nous le souvenir de ce qui nous a été insoutenable.
Être jeune n’est déjà pas très facile, être jeune en temps de guerre peut être très pénible et potentiellement dangereux.
L’écriture est-elle une thérapie ?
Certainement. Je n’ai jamais pu parler en thérapie de la guerre, des émotions liées à la guerre. Il m’a fallu le silence, la solitude, la persévérance, la régularité, l’attention à l’émotion, à ce qui cherche à se dire, et la recherche patiente du mot adéquat. L’écriture a été très thérapeutique pour moi.J’ai toujours eu un problème avec les valises : les faire et les défaire réveillait en moi des angoisses inexplicables. Écrire tout un livre sur une valise que je défais a contribué à dénouer ce que j’appelle mon complexe de la valise. Ou est-ce peut-être le fait que je voyage moins maintenant ? Mais j’ai aussi l’impression qu’en écrivant ce livre j’ai fait une unité dans ma vie entre mon passé de Libanaise et mon présent de Franco-Libanaise vivant en France, pas seulement par rapport à moi-même, mais aussi par rapport à mes enfants, mon mari et mes amis.
Que faut-il vous souhaiter ?
Il faudrait peut-être me souhaiter que le message de mon livre passe : nous avons expérimenté le fait que la solution aux problèmes ne peut pas être la violence. Nous avons le devoir de le dire, d’en avertir ceux qui sont tentés aujourd’hui d’y avoir recours dans des situations qui leur semblent inextricables. Martin Luther King a dit : « nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots ». C’est un peu le résumé de mon livre : vous pouvez me souhaiter qu’il soit entendu ne serait-ce que par quelques personnes. Et vous pouvez aussi me souhaiter de pouvoir reprendre la plume dans l’avenir.
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