“Take me away to better days”, un événement hommage à Gaïa Fodoulian
12/07/2022|Héloïse Uberti
Le drame du 4 août 2020 n’a pas seulement détruit Beyrouth, il a ravagé les cœurs de milliers de libanais. Celui de Annie Vartivarian est encore à vif, deux ans plus tard : sa fille, Gaïa, fait partie des 208 victimes de l’explosion. Elle avait 29 ans, la vie devant elle, le cœur plein de rêves et de projets en tout genre. Mais tout a été stoppé net ce jour où elle est partie dans un voyage dont elle n’est pas revenue.
Sa mère, Annie, croyait en elle, en ses projets. Trois jours seulement après sa mort, elle décide de les reprendre, comme un héritage qu’elle aurait reçu, et de poursuivre le travail de sa fille en sa mémoire. Gaïa avait monté une galerie virtuelle destinée à créer des ponts entre l’art et le design, à rassembler les créativités. Le lancement d’Art Design Lebanon devait avoir lieu en octobre 2020. En lutte contre sa douleur, Annie met aujourd’hui toute sa force au service de la galerie et de la fondation Gaïa Fodoulian Association, qui vient en aide aux animaux, une cause pour laquelle la jeune fille était particulièrement sensible. Une vente aux enchères organisée à Sursock le 20 juillet permettra à Annie de récolter des fonds pour Gaïa Fodoulian Association.
Rencontre avec cette mère au courage inébranlable, résolue à maintenir vivante la mémoire de sa fille.
Personne d’autre que vous ne pourrait mieux nous parler de Gaïa. Pourriez-vous nous la décrire ?
Gaïa avait une très belle douceur. Tous ceux qui l’ont connue le disent. Quand elle avait 4 ans, je lui ai demandé ce qu’elle voudrait être quand elle sera grande, elle m’avait répondu « maman ». Ce qui est amusant, c’est que la signification de son prénom est liée à la maternité. Elle n’a jamais pu être mère malheureusement, mais toute cette affection, cette tendresse qu’elle avait en elle, elle les partageait avec toutes les personnes qui l’entouraient.
Elle était extrêmement intuitive, d’une grande sensibilité. Tout ce qu’elle faisait était guidé par son intuition. Le jour de son décès, elle a publié sur Facebook une photo d’elle, ce qu’elle ne faisait jamais habituellement, avec la légende « Everyone is the creator of one’s own faith ». Un message aux airs de prémonition, quelques heures avant sa mort.
Cette intuition, cet héritage de Gaïa, vous guide aujourd’hui ?
Je ne suis pas suffisamment calme intérieurement pour me laisser porter par mes intuitions, comme Gaïa l’aurait fait. Mais tout de même, j’observe souvent que les choses se déroulent d’une façon extrêmement fluide, facile, sans que je ne puisse toujours l’expliquer. Alors je me dis que Gaïa est présente avec nous, et qu’elle nous inspire de là où elle est. Certains miracles ne viennent pas de nulle part. Rien que le lieu de la vente par exemple… Il y a six mois, lorsque j’ai eu l’idée d’organiser une vente aux enchères, j'ai pensé à Sursock. Mais le musée ne devait pas ouvrir avant la fin de l’année 2022, il était donc impossible d’organiser quoi que ce soit d’ici là. Le mois dernier, je suis passée devant par hasard, et j’ai vu des personnes qui s’activaient à l’intérieur. Alors je suis entrée, et j’ai demandé de nouveau si je pouvais organiser la vente dans le musée. C’était par hasard, vraiment. Je m’attendais à ce qu’ils me fassent la même réponse. Mais ils m’ont dit oui !
Le musée Sursock : qu’a-t-il de si particulier pour vous ?
Ce lieu a une grande symbolique. C’est une place majeure de la culture et de l’art au Liban et, comme nous, il a été durement touché par l’explosion du 4 août. C’est la culture touchée en plein cœur, le symbole est fort. Je voulais organiser la vente dans un espace culturel et artistique, mais celui-ci est le plus prestigieux. C’est un honneur pour nous et pour Gaïa. Elle n’aurait jamais rêvé un instant d’être exposée un jour à Sursock. Pourtant aujourd’hui, une de ses œuvres de design – le banc – y est présentée.
Vous donnez vie aux rêves de Gaïa. Quels sont ses projets que vous avez repris ? Est-ce une histoire de famille ?
Oui en quelque sorte, c’est une affaire familiale. Nous avons repris ses projets avec mon fils et ma fille, même si mes enfants sont moins investis que moi, bien sûr. Mon fils est neurologue à Genève, il me donne souvent son avis, mais la distance le rend moins présent. Ma fille, Mariana, est au Liban, elle est la vétérinaire de l’association. Mais elle est aussi à la tête de l’association des familles des victimes du 4 août 2020, qui lui prend beaucoup de temps. Au fond, même s’ils me soutiennent beaucoup, c’est surtout moi qui m’occupe de tout cela.
Gaïa s’apprêtait à lancer en octobre 2020 Art Design Lebanon, une galerie en ligne pour soutenir et mettre en valeur le travail d’artistes et de designers libanais et internationaux, et favoriser les liens entre eux. Elle venait de terminer le chantier du branding, et la première réunion pour le site web a eu lieu le 31 juillet, quatre jours avant sa mort. Elle n’a pas pu en voir l’aboutissement. Trois jours après sa disparition seulement, j’ai décidé de poursuivre ses projets en sa mémoire, de reprendre la galerie, et de donner vie à ses rêves avec Gaïa Fodoulian Association, une fondation qui vient en aide aux animaux. Elle était passionnée des animaux et extrêmement sensible à leur sort. Depuis toute petite, elle les recueillait chez nous, elle passait parfois des heures pour tenter de retrouver un chien ou un perroquet perdu, et elle finissait toujours par les retrouver. Elle les soignait et faisait tout pour les protéger. Alors cette fondation, c’est un hommage à Gaïa en quelque sorte, une façon de poursuivre son travail.
Je me sens parfois seule. Tout le monde m’applaudit, mais je ne reçois pas beaucoup d’aide. Alors j’organise des événements pour lever des fonds, et pour donner quelque chose en retour à mes donateurs : l’exposition dans l’immeuble Tabbal, celle de Deir el-Qalaa, une pièce de théâtre à Monnot, ou la vente aux enchères à Sursock, tout cela au profit de l’association. À chaque fois, je tiens vraiment à offrir quelque chose de beau, de différent, à ceux qui me soutiennent. Et j’en profite pour faire connaître certains artistes, telle ou telle culture, je mélange histoire, art, design, et parfois quelques performances musicales. J’ai beaucoup d’idées, j’espère pouvoir les réaliser.
Qui sont ces artistes qui participent à la vente ? Quel est leur lien entre eux ?
Comme je vous le disais, cette vente ne sert pas seulement à lever des fonds. Elle est aussi pour moi l’occasion de promouvoir ces artistes. Ce qui les relie, c’est tout simplement leur attachement à Gaïa. La plupart d’entre eux ont travaillé avec elle et l’ont bien connue. Ils me disent avoir l’impression d’avoir perdu une sœur depuis sa mort. Cela faisait longtemps que je voulais les rassembler et organiser un événement avec eux. Trois ou quatre d’entre eux sont des artistes internationaux, les autres sont libanais.
En vous battant pour la mémoire de votre fille, que cherchez-vous à accomplir ?
Vous savez, en un an et demi, j’ai perdu ma mère, ma fille et deux chiens. Quatre âmes que j’ai profondément aimées. Ma mère est décédée en septembre 2019, Gaïa en août 2020, le chien que Gaïa avait ramené à la maison est mort le jour de Noël 2020, et en juillet 2021, à quelques jours de l’anniversaire de Gaïa, c’est le chien que je lui avais offert, qui est décédé. Comme si elle avait choisi de les rappeler à elle, ou bien eux, avaient voulu la rejoindre.
La culture et l’art sont pour moi un héritage familial. Mon père était architecte, il avait reçu une éducation très francophone, et ma mère a étudié à l’université américaine. Nous avons toujours été baignés dans cette double culture : francophone et anglophone, en plus de nos origines arméniennes et de notre vie au Liban. Je me sens très chanceuse de cette ouverture, de cette diversité d’éducation. C’est tout un bagage et une sensibilité que j’ai reçus de ma famille.
Avec Gaïa, c’est aussi un héritage inversé. J’ai beaucoup appris avec elle, et c’est tout ce qu’elle m’a transmis que je souhaite faire perdurer. Je n’accepterais jamais de voir les projets de Gaïa mourir. Ce serait comme une deuxième mort. En les poursuivant, je lui donne une dimension d’éternité. Et au fond, c’est aussi à ça que sert l’art.
« J’aime le Liban, et voilà la gifle qu’il m’a donnée. Mais je ne lui en veux pas. »
Avec mes enfants, Léon, Mariana et Gaïa, nous étions les seuls de notre famille à être restées au Liban. Tous les autres sont partis. Puis Léon est parti à Genève, et aujourd’hui, nous sommes toutes les deux, Mariana et moi. C’est mon pays, j’aime le Liban, même s’il m’a pris ma fille. Je ne sais pas comment l'expliquer. Je suis lucide, je vois bien ce qui ne va pas ici. Depuis toujours, je connaissais les problèmes de ce pays, ses politiciens, leurs crimes. Malgré cela, je n’ai jamais voulu vivre ailleurs qu’au Liban. C’était en connaissance de cause. Gaïa aussi, après ses études en Europe, a décidé de rentrer ici. Elle aussi était consciente de la réalité du pays, mais elle voulait vivre ici, développer ses projets ici. Je ne regrette rien, je ne me plains pas non plus. Je ne parviens même pas à en vouloir à qui que ce soit pour ce qui est arrivé à ma fille. Je ne ressens que de la douleur, pas de la colère, ni de la rancune. J’aime le Liban, et voilà la gifle qu’il m’a donnée. Mais je ne lui en veux pas. Alors, par amour pour ma fille, je cherche à honorer sa mémoire, à la rendre vivante. Je lutte contre la douleur de son absence en poursuivant son œuvre ici, sur terre.
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