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Tarik Kiswanson : Identité et métissage

14/04/2022|Léa Samara

Un artiste habité 

Nous avons rencontré Tarik lors de la visite guidée de l’Agenda Culturel à la galerie Sfeir-Semler. La première chose qui nous a marqué est la façon dont Tarik parle de son travail. L’artiste est à la fois méticuleux, technique et organisé, mais il a aussi tout de l’émotion, de l’Histoire, et sait transmettre le pathos dans sa façon de formuler ses phrases, ses regards, ses gestes. En effet, Tarik apporte un narratif réel lors de la visite, et c’est une inestimable valeur ajoutée, d’autant plus lorsque l’on parle des thèmes d’identité, de transformation, de passage, d’hésitation. La micro-histoire personnelle et le flottement de l’histoire collective se confondent, dans un dialogue aussi visuel que conceptuel. 

 

Passing : Une incarnation plastique du metissage par les tenues traditionnelles 

Tarik nous présente une première série de compositions photographiques très grand format. En 2018, dans une fondation à Amman, Tarik trouve quantité de vêtements traditionnels du Moyen Orient. Encadré par le Centre Pompidou à Paris, il en fait ramener douze à Paris et obtient de pouvoir s’en servir dans le cadre d’un de ses projets. Ces photographies sont le point de rencontre de plusieurs siècles et espaces, du début 19e en Jordanie, à l’époque contemporaine dans les banlieues de Paris, en passant par les robes « vestiges » de ses ancêtres palestiniennes au 17e et 18e siècle. 

Le processus de création de cette série suscite également l’intérêt en ce qu’il est techniquement complexe. En effet, Tarik utilise la radiographie, l’assemblage numérique, la superposition, puis le scanner pour arriver à cette image des tissus fusionnés. Par la suite, ce visuel est imprimé sur une pellicule photo et puis sur une toile.

Visuellement, un jeu savant entre l’opacité et la transparence dévoile une silhouette en lévitation ; le fantôme des propriétaires de ces vêtements apparait, métisse, confondu, ambigu. Tarik entreprend une investigation de son propre héritage, et plus généralement de ce qu’il advient de l’identité de ceux qui fuient, « façonnée et trafiquée par d’autres tendances, racines, flux et sources d’information ». 

L’usage de la radiographie évoque la transparence, mais également l’éphémère du portrait d’un instant, celui qui fait que les souvenirs appartiennent à « l’avant », celui qui fait que cultiver son héritage est un acte de réminiscence et d’acceptation de la réalité de la transformation, du voyage, aussi violent soient-ils. 

 

L’un des mélanges les plus éloquents est sans doute celui d’une robe traditionnelle avec un ensemble de survêtement, dont transparait à la fois le traditionnel et l’urbain séparés par un siècle et demi, le personnel, la région, le nombre d’enfant que cette femme a pu avoir, et « à quel point le sportwear a su devenir la nouvelle peau des immigrés des banlieues des grandes villes européennes ». Tarik évoque ainsi une déconnexion de l’héritage et de la culture initiale, qu’il incarne dans ce projet plastiquement vaporeux, instable, spectral, aussi personnel qu’universel dans le fond du propos. Une deuxième composition met en exergue le blazer que son grand père portait lors de son exil de Jérusalem, qui englobe le reste des pièces, « comme s’il entourait à la manière d’un cocon toute l’identité » de Tarik, aussi plurielle et nuancée soit-elle. 

 

 

« Le souvenir est dans les objets » : rien ne se perd, tout se transforme 

Si Tarik aime utiliser les reliques de sa famille dans le processus créatif de ses œuvres, celles-ci sont aussi « présentes de manière palpable dans certains projets ». Bird est une sculpture en cuivre minimaliste qui contraste avec la série Passing, soudée avec l’argenterie ancienne de ses grands-parents, dont la forme évoque un croisement, un carrefour, une bifurcation. On assiste alors à une inclusion, un enchâssement des archives de sa famille dans les œuvres et installations, mais dans un état altéré. Ainsi, l’artiste nous présente des structures parmi lesquelles tous peuvent s’imprégner des souvenirs latents d’une famille par vagues confuses renfermant des reliques pleines de sens ; elles deviennent les allégories de son identité métissage, et du métissage des cultures dont il est le produit. 

 

Tarik associe également ce processus d’enfermer les objets dans la résine à une renaissance, une nouvelle vie pour ces objets qui sont associés à une époque révolue. La configuration de l’installation est une tentative de reproduction de l’agencement du premier appartement dans lequel il a vécu en Suède, dans un des premiers HLM du pays. Au départ, sa mémoire lui faisait défaut, et c’est avec l’aide de sa sœur notamment, et d’autres membres de sa famille qu’il a pu reconstituer, encore une fois de manière suggestive, presque spectrale à nouveau, ce qu’il a un jour appelé « home ». Cette œuvre est sans doute la plus personnelle de l’exposition, dans la mesure ou les pièces mémorielles de l’exil, connectées entre elle de cette manière « forment presque (son) portrait autobiographique ». Tarik est même allé jusqu’à utiliser son propre sang pour pigmenter la résine, ce qui en fait un procédé cathartique d’une puissance évidente. 

 

Chrysalides : la génèse et le flou de l’identité

Tarik nous expose le parallélisme entre l’étymologie de diaspora (ensemencement, planter une graine) et son grand intérêt, presque obsessif, pour la forme de la chrysalide, de l’œuf, du cocoon. En effet, l’artiste use et abuse des références au champ lexical de la naissance, de la renaissance, du renouveau, de la transformation. Avec cette sculpture en fibre de verre et poncé jusqu’à obtenir cette forme minimale, notre inconscient hésite entre la graine, l’œuf, ou même le grain de riz, mais notre conscient se laisse porter par les récits de Tarik, lui-même influencé par les écrits d’Edward Glissant sur l’identité. On y verrait même une pensée sartrienne selon laquelle « l’existence précède l’essence », car Tarik est persuadé d’être façonné par ses interactions passées, celles de ses aïeuls, et verbalise le fait que son identité est tout bonnement ouvragée par ces notions de voyage et de renaissance, d’opacité et de transparence, d’état de flou, de lévitation, de flottement entre des mondes et des cultures. Ce flou, cet état de suspension, on le retrouve dans la projection The Fall, qui met en scène un enfant tombant de sa chaise au ralenti, mais un ralenti qui dure volontiers toute une éternité sans jamais décider si l’enfant est sur la chaise ou au sol : « il est entre les deux, peut-être qu’un jour il choisira, mais pour l’instant il lévite dans le rien entre les deux ensembles pleins ». 

Pour en savoir plus, cliquez ici

 

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