« Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre ; mais, sur ta parole, je vais jeter les filets. »
Et Simon les jette au fond des eaux.
Alors Dieu peut agir. Mystérieusement.
Si Dieu se penche sur notre pauvre mer d’Orient, il y verra dessiné, en arabesque, en dentelles, en nacelles, le mot : ثَورة. Elles ne se dispersent plus, elles ne s’égaillent plus dans le lointain, mais elles se rassemblent, elles s’unissent, elles s’accoudent, fragiles et solidaires, elles aussi féminines, « rond de danse et de douceur », comme des feuilles d’automne flottant à la surface de la pensée. De notre conscience revenue à la première lueur du jour.
De toutes les images qui frappent nos cerveaux sans répit, de toutes celles qui nous remplissent de colère, puis d’espoir, puis de dépit, de ressentiment, et puis de fraternité, c’est cette image du Liban, de son peuple et de moi-même qui m’enchante. Je voudrais ne garder qu’elle en mon sommeil. Elle pour toujours.
Elle est cette barque du matin qui nous traverse et nous berce comme un lait maternel. Elle nous fait passer d’un rivage à un autre, de nos silences forcés au doux cri de la révolte, de l’endormissement à l’éveil, de l’exil vers le port, et du monde de la mort vers la vie. Au devant d’elle, son nautonier inconnu assure la lente traversée, il étonne et énerve les gens de l’autre bord : qui est-il ? d’où vient-il ? qui ordonne ? quidirige ? par quelle force occulte ? quelle magie ? Il n’est personne d’autre que cette barque en chacun de nous, ce berceau reconquis au milieu de la mer, qui porte le symbole de l’au-delà. Du Liban, l’autre rive. Ô Tripoli, ville du port, al mina et ses bateaux d’espérance.
Elle est aussi cette barque du voyageur, du Phénicien qui, tout d’un coup, renonce à sa pêche, à sa marchandise, à ses comptoirs pour se poser un moment sur le bleu de la Méditerranée. Remplacer la soif des commerçants, le veau d’or, notre atavisme et notre réputation, par de simples chaloupes immobiles, chargées de ciel et de lumière. Ne plus conquérir les horizons fabuleux, ni les royaumes d’argent, mais demeurer ici, jeter les filets, ici dans le pays, ici dans la verticalité. La profondeur. La quête intérieure. Dans chaque barque se trouve au moins un pêcheur, une lanterne à la main, Diogène se disant en plein soleil : « Je cherche un homme. » Le peuple a compris que l’homme n’est plus le zaïm, le sayed, le seigneur, l’oppresseur, mais mon semblable, mon frère. Ô Tripoli, ville de la forteresse et des mosquées qui veillent sur le monde.
Elle est surtout cette barque qui se métamorphose sous nos yeux, qui s’effile et devient écriture. Et c’est l’histoire de son peuple en souffrance qu’elle imprime sur les eaux, des années de Golgotha, des pietà dans chaque maison, dans les rues, devant leurs portes, qu’elle relève tendrement de leur misère. C’est l’Histoire d’une Révolution glorieuse, douloureuse mais glorieuse qu’elle inscrit, qu’elle calligraphie, en rosée, en couvée, sur le vert émeraude de la mer. Il faut choisir : se soustraire à l’Histoire ou rejoindre la chaîne des petits bateaux. Car comment la regarder se faire et se défaire sous mes yeux, sans m’y rattacher, m’y incruster, comment rester impuissant ainsi que nos vieux pères, toujours assis sur leurs vieux sièges, moisis de fausse vérité et d’insouciance. La littérature, la poésie, l’enseignement me conduisent malgré moi vers la barque, ils ne peuvent tourner le dos à la Révolution, à la prise de conscience descendue sur nous comme un miracle. Comme une colombe. Ô Tripoli, ville de la place d’Allah et de la lumière.
Tripoli, trois fois ville, trois fois sainte.
« Sois sans crainte, me dis-tu, désormais ce sont des hommes que tu auras à capturer ». Des hommes qui se relèvent enfin, qui osent, qui parlent, qui recouvrent leur dignité. Leur jeunesse. Leur promesse. Et leur splendeur. Et la vérité. Pour tout cela je t’en remercie.
Tu m’as montré l’éclat de ton peuple, la fierté des justes. Tu m’as appris le chant des barques et en toi, en ton image, ma plume se ressource et se renouvelle à chaque fois de fraîche vie.
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