L’univers d’une Ville avoisinant la Terre est une dystopie des plus réaliste. Un soir en rentrant de son travail, le personnage principal, Farid Tawil, s’aperçoit que l’immeuble dans lequel il vivait avec le reste de sa famille a disparu, et que la ville dans laquelle il est née n’est plus que l’ombre d’elle-même. Ses rues sont méconnaissables, désertes, plongées dans une nuit éternelle. Les rares personnages qu’il croise ont des allures presque monstrueuses, et l’anarchie semble gagner tous les esprits. Il entend depuis ces rues sombres le cri des foules, haranguant des leaders politiques caricaturaux à l’image de ce Batman obèse dont les affiches placardent tous les murs de la ville. Cette cité imaginaire a été frappée par une sorte d’effondrement dont on ne connait pas la cause : crise politique, guerre civile, catastrophe… l’imagination du lecteur se charge de façonner le reste de la diégèse de l’œuvre. L’errance du personnage principal se transforme en un voyage initiatique. Pour survivre à la folie de son environnement, il doit lui-même s’imprégner de cette folie. Or comme le dit l’auteur durant notre entretien, la folie qui habite les hommes ne doit pas être perçue comme une malédiction qu’il faut combattre : « La folie est comme l'oubli : un don des Dieux, car elle permet de s’échapper d’une réalité bien trop pénible à supporter ».
L’œuvre contient indéniablement une part d’autobiographie. Comme le dit Jorj A. Mhaya : « toute œuvre littéraire possède un caractère autobiographique, car elle est le fruit d’une représentation du monde propre à l’auteur qui l’a écrite. ». Difficile de ne pas voir Beyrouth dans les traits de cette ville aux allures cauchemardesques, tout comme il ne fait aucun doute que Farid Tawil est une allégorie de l’artiste errant dans sa ville natale, à la recherche d’un paradis perdu. Plus généralement, le récit est une représentation imagée des difficultés rencontrées par tout auteur libanais souhaitant donner à son travail une certaine exposition : les évènements qui traversent le pays laissent peu de place à la promotion de la littérature nationale.
L’univers graphique de l’auteur ne laisse pas indifférent. L’environnement dans lequel il nous plonge est plus sombre encore que l’histoire qu’il nous raconte. Pourtant il est impossible de résister à cette ambiance cauchemardesque, car la précision et la poésie du dessin font rapidement oublier au lecteur sa peur primaire du noir. Indéniablement, cette poésie est liée au style qu’adopte l’auteur : le style « Ink wash ». C’est une technique picturale à l’aquarelle ou à l’encre de chine consistant à n'utiliser qu'une seule couleur diluée pour obtenir différentes intensités de couleur. Dans le cas d’une Ville avoisinant la terre, cela permet d’obtenir des planches monochromes aux multiples nuances de noir et ainsi mettre l’accent sur la virtuosité du travail au pinceau du dessinateur.
Le premier volume d’une Ville avoisinant la Terre a été publié dans sa version originale en 2012 (lauréat du prix du meilleur album du Festival international de la bande dessinée d'Alger), puis en version française en 2016 chez Denoël Graphic. Des propres mots de l’auteur, si la sortie du tome 2 se fait aussi tardivement, c’est parce qu’« il y’a une malédiction entourant ce livre » : assassinat, troubles politiques, problèmes d’éditeurs, crise économique, explosion…. Ce n’est qu’en 2021, à l’occasion de la première édition du Beyrouth Bd Festival, que les étoiles sont apparues dans la nuit noire et se sont alignées pour permettre sa publication, 9 ans après la sortie du premier volume et presque 10 ans après avoir terminé l’écriture de l’histoire.
Né à Beyrouth pendant la guerre civile, le parcours artistique de Jorj A. Mhaya est pluridisciplinaire : il a commencé sa carrière comme peintre, puis se lance ensuite dans l’illustration et la caricature, il travaille alors pour divers journaux et agences de publicité à Beyrouth et au Moyen-Orient. Il a aussi travaillé dans l’animation et le cinéma. Il vit actuellement en France, à Marseille, où il se consacre à l’élaboration de ses futurs projets, notamment sur un nouveau roman graphique de plus d’une centaine de pages qui retrace l’histoire politique du Liban.
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