A l’approche du 4 août, je sais que nous ne cesserons de déclamer notre flamme à notre pays dévasté. A l’approche du 4 août, je n’aurais de cesse de me retourner vers ce qui s’est passé depuis. En cette année écoulée, j’ai vu aussi bien le noir que le solaire, ce qu’il y a de beau dans l’humanité comme ce qu’il y a de désolant. En cette année, j’ai vu clair….
Après le 4 août quand les cœurs étaient encore ouverts, j’ai fait une rencontre, un matin, où je revenais de la mer et d’une comparution surréaliste devant le juge – parce qu’on m’avait volé mon sac – tôt, à l’heure où les cœurs ne sont pas encore pollués par l’air de la ville. Il avait le visage si souriant, si ouvert malgré la catastrophe ou peut-être à cause de la catastrophe. Tout ce qui nous restait, la seule chose qui restait c’était de garder le visage ouvert. On ne nous avait pas encore ôté le sourire, la capacité de sourire l’un à l’autre, la capacité de s’aimer. Le monde me tendait la main… à distance : Marion, Ariane et Adriano à Paris, sœur Luc dans le Lot. Pendant que le monde et la diaspora se mobilisaient pour nous, j’ai cru que tant d’amour nous redonnerait le goût de nous, le goût de vivre. C’était sans compter avec les forces du mal. Celles qui vous font douter de cet amour, celles qui veulent vous dénuder, vous flageller, vous appauvrir alors que vous êtes plein de cet amour, de cette tendresse, et qu’elle seule vous donne des ailes. La crise est venue nous fouetter encore plus fort que l’explosion, la corruption se propager y compris dans les esprits de ceux qui en étaient les victimes. Le carburant s’est fait rare et son achat violent. Violence au quotidien, violence dans le ton, dans la rue, dans les esprits – pas tous, heureusement. On vous ôtera tout, on vous coupera toutes vos ailes, on vous asphyxiera ; vous ne vous relèverez pas ; on ne vit pas d’amour et d’eau fraiche, non. Mais si, mais si ; sauf que l’eau n’est même plus fraiche ; elle est polluée partout et les ordures jonchent le sol à nouveau dans la ville attristée. Amère odeur de déjà vu ; symbolique ordure.
Et l’amour s’en est allé chacun se battant pour assurer sa survie ; la peur du manque et le manque. La peur qui creuse. On rencontre des visages absents, hagards… Ils ont semé en nous la peur plus encore que du temps de la guerre… mais dans ce vortex noir, nombreux aussi sont ceux qui s’en sont libérés. Libérés par l’explosion ; toutes les rênes qui les retenaient avaient lâché : telle amie qui a enfin exposé ses photos de Beyrouth, tel peintre qui a furieusement peint la Méditerranée, les femmes et les enfants à la barbe de cette violence et qui a exposé pour la première fois, telle photographe jamais reconnue soudain acclamée pour sa célébration de Beyrouth et de son humanité. Tel politique démissionner parce que c’était trop et choisir de s’affranchir de son camp quand son camp ne lui ressemblait plus.
Je n’ai pas compris comment on a pu s’enfoncer encore plus avant après le 4 août ; après son énormité, comment on a pu oublier tout ce vécu, tous ces affranchissements pour revenir aux schémas habituels. Que faut-il pour briser durablement les habitudes, les schémas du passé ?
Je suis retournée au café plusieurs fois pour retrouver ce sourire d’été… Et puis je n’ai plus pu retourner ; le prix du café avait quadruplé et le restaurateur m’accueillait avec moins d’ardeur car je ne consommais plus assez. Avec la crise son accueil changeait. Avec la crise, toute la maltraitance revenait ; 4 août bis, sous d’autres formes, drames et impunité… Des questions me lançaient : Pourquoi ne nous soulevons-nous pas ? Pourquoi en un an, les mouvements de relève ne se sont-ils pas unis, mobilisés, préparés autrement qu’en discourant ? Plein de pourquoi qui laissent cois. Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
Je savais qu’il fallait partir mais je n’en ai pas eu le cœur, ou la poigne. Je ne voulais pas croire à un deuxième exil. Où trouverai-je toute cette générosité, celle de ce sourire large et lumineux – qui ne l’est peut-être plus autant avec la crise? Celle du chauffeur du taxi service qui ne veut pas prendre le prix de la course en temps de crise ? De la pâtissière qui m’offre une poignée d’amandes au chocolat que j’aimais et qui valent dix fois plus maintenant ? Celle du marcheur de la corniche qui m’offre un galon d’huile d’olive de sa montagne quand il m’y croise gambader ; de l’esthéticienne de l’institut de beauté qui me propose un prix spécial parce que je ne viens plus – chut, ne dis à personne le prix que je te fais. Où trouverais-je cette générosité qui veut encore préserver la beauté ?
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