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Ashkal Alwan : Remodeler la relation au public

20/07/2022

Ils étaient nombreux à venir inaugurer hier le nouvel espace de l’Association libanaise des arts plastiques, Ashkal Alwan, dédiée, conformément à sa mission, à la promotion et à l’exposition des pratiques artistiques contemporaines du Liban, des pays arabes et d’ailleurs.

 

Depuis 1993, Ashkal Alwan travaille à faciliter la production artistique et à favoriser la pensée critique autour de problématiques contemporaines en soutenant les artistes émergents et établis, en créant des réseaux d’échange entre les praticiens et les institutions artistiques et culturelles, et en repensant l’éducation artistique, avec des moments forts comme le programme Home Works, forum multidisciplinaire sur les pratiques culturelles qui a lieu tous les trois ans, ou Video Works, un appui annuel à la production vidéo.

 

En 2011, Ashkal Alwan lance Home Workspace, un espace polyvalent de 2000 m² comprenant des studios de production et de montage, des espaces de performance, des auditoriums et une bibliothèque multimédia pour les arts contemporains. Hébergé dans l’espace et orienté vers le développement d’une approche interdisciplinaire de l’éducation artistique dans le monde arabe, Home Workspace est un programme annuel d’études artistiques sans frais de scolarité, ciblant les artistes émergents et les praticiens culturels souhaitant développer leurs compétences critiques et leur pratique dans un environnement favorable.

 

C’est donc dans un nouvel espace conçu par l’architecte Christian Zahr au cœur du quartier de Mar Mikhaël qu’Ashkal Alwan poursuit sa mission et où un programme public de performances, de conférences et de projections de films se déroulera tout au long de l’année.

 

Sous le label "Scrap the Future (But Keep Moisturizing)", et non sans une dose appréciable d’ironie, le communiqué de l’association est sur ce point explicite: "Aucun de nous ne sait comment les choses se dérouleront dans un avenir proche ou lointain. En conséquence, nous nous sommes tous occupés d’acquérir de nouvelles compétences pour briser ces boucles d’incertitude, qu’il s’agisse d’essayer d’analyser des prévisions financières illisibles et d’installer des panneaux solaires sur les toits, ou de tirer des cartes de tarot quotidiennes. Nous savons qu’il ne faut pas s’engager dans une planification future. La plupart de ces mécanismes d’adaptation se sont, avec le temps, révélés inutiles. Notre vision institutionnelle à Ashkal Alwan a toujours été façonnée par notre communauté immédiate, ainsi que par le contexte dans lequel nous continuons à opérer et à intervenir. Survivre à ces conditions paralysantes nous a appris à rendre dynamiques et fluides tous les efforts que nous entreprenons, afin de répondre directement aux besoins collectifs et de supporter les imprévus inévitables. Ce moment présent dont nous parlons sans cesse nous appelle maintenant à redéfinir à nouveau notre travail, ainsi que nos espaces virtuels et physiques, et à changer de forme en conséquence. Le 14 juillet 2022, nous ouvrirons le nouvel espace d’Ashkal Alwand’où nous continuerons d’accumuler de nouvelles compétences, qu’elles soient futiles ou productives."

 

C’est avec une performance de Tarek Atoui et Éric La Casa que le nouvel espace est inauguré. Basé sur des recherches en histoire de la musique et sur les pratiques musicales traditionnelles, le travail de Tarek Atoui est une réflexion sur la notion d’instrument et son interaction avec l’écoute, la composition et l’interprétation.

 

"Waters’ Witness — Beirut" (Témoin des eaux — Beyrouth) rend compte du travail des deux artistes dans le cadre d’un projet (le projet "I/E" en cours) qui vise à explorer les villes portuaires. Entre le 12 et le 17 octobre 2019, Tarek Atoui et Éric La Casa ont donc effectué des captations sonores de l’activité des quais, des hangars et silos dans le port de Beyrouth. Au terme de cette expérience, ils ont invité des étudiants sourds de l’Orphan Welfare Society à Saïda à participer à l’enregistrement du port et à activer, dans le cadre d’une performance, les sons enregistrés, le but étant de créer, comme souvent chez Tarek Atoui, un paysage sonore immersif, un objet esthétique qui renouvelle le rapport à l’espace et au paysage. Cette performance devait avoir lieu le 19 octobre 2019, dans le cadre de la huitième édition de Home Works alors reportée, à la veille des soulèvements d’octobre 2019, à une date ultérieure et indéfinie.

 

Ce n’est pas la première fois que Atoui travaille avec des personnes sourdes et malentendantes. Son projet "Within" (2016) vise à explorer les modes de perception sonore, tactile, physique, gestuelle et visuelle, et développer des instruments pouvant être joués aussi bien par des sourds que par des entendants. Il y questionne l’acte d’écouter et la façon dont les instruments sont construits, dirigent la composition et l’improvisation ou écrivent des partitions. De même, Atoui est familier de ce genre d’investigations effectuées dans le cadre d’un déplacement sur les sites. Dans "The Ground" (2017), Atoui voyage sur une période de cinq ans, autour de l’environnement agricole du Pearl River Delta (Guangdong, Chine). Sa collaboration avec Éric La Casa, artiste sonore comme lui à l’écoute de l’environnement et du paysage, dans le cadre du projet "I/E", le prend sur différents rivages, ports et fronts de mer.

 

Trois ans après la captation sonore qui en constitue la matière, "Waters’ Witness — Beirut" est présenté dans une forme conçue pour le nouvel espace de Mar Mikhaël. La Casa et Atoui seront rejoints par un nouveau groupe d’étudiants de l’Orphan Welfare Society ainsi que par le batteur Akram Hajj, qui a travaillé en étroite collaboration avec Atoui en résidence dans son studio à Paris. Des compositions réalisées à partir de sons enregistrés au port de Beyrouth interagissent avec un dispositif aquatique conçu dans le cadre de cette performance. Grâce aux vibrations perçues par leurs mains, les artistes invités manipulent les sons du port en y ajoutant d’autres perceptions.

 

Disons, pour conclure, que le tournant que prend l’association Ashkal Alwan décrit plus largement un tournant pris dans l’environnement artistique où, de plus en plus, la tendance va vers l’humain. La veille de l’ouverture du nouvel espace de Mar Mikhaël, l’association Correspondaences avait donné le ton en rassemblant les acteurs et les bénéficiaires de ce projet visant à mettre en réseaux artistes et praticiens de l’art dans un esprit d’entraide.

 

Remodeler sa relation au public et à la réalité semble donc constituer la nouvelle démarche de l’association Ashkal Alwan et, plus largement, le nouvel esprit d’un rapport à l’art. S’établissant au cœur d’un quartier ayant déjà pris ses marques, cette dernière décennie, notamment auprès d’une population d’artistes qui y ont établi leurs ateliers, un quartier qui a également connu les étapes successives de la spéculation, la désappropriation, la gentrification et, finalement, de la dévastation suite au désastre du 4 août 2020, Ashkal Alwan affiche son intention de se fondre dans un tissu humain qui lui préexiste, tandis que le grand espace de Jisr el-Wati, plus excentré certes, et donc de fait moins immédiatement accessible à un public non acquis à l’art contemporain, avait façonné l’espace de l’art – et son public – autour de lui. On peut donc espérer que cette nouvelle version d’Ashkal Alwan sera plus proche de l’élément humain, dans son aspect le plus organique. Tout cela témoigne enfin d’une scène artistique qui a clairement éprouvé, ces trois dernières années, les limites de son action et la nécessité de repenser son ethos afin de s’adapter à un monde qui cherche encore ses repères. Sortir des certitudes et des propos dominants, tel semble être l’esprit, et aussi l’enjeu, de cette "reprise".

 

 

Par Nayla Tamraz 

Cet article a été originalement publié sur le site de Ici Beyrouth

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