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BEYROUTH BY DAY: Aïn el Mreisseh

23/12/2020|Tania Hadjithomas Mehanna

Les habitants d’Aïn el Mreisseh veillent jalousement sur leurs légendes à défaut de pouvoir conserver toutes les vieilles demeures qui font le charme de ce quartier ayant tout d’un petit village. Les familles qui l’habitent ont oublié que la guerre aurait dû les diviser, les déplacer, les séparer. Chrétiens, musulmans, druzes se partagent avec bonheur ce petit bout de ville. De maison en maison, les interpellations fusent, les douceurs des soirées sur les balcons se partagent, les tasses de café circulent de main en main. Et, même si la gentillesse des habitants d’Aïn el Mreisseh est un peu ternie par leur peur de voir leur îlot de bonheur sérieusement menacé, ils sont confiants. L’esprit de la source est là. Il ne les laissera pas tomber. 

 

Jadis pourtant le quartier tout entier était nourri à cette eau claire et pure, aux vertus miraculeuses et certains racontent qu’une religieuse étrangère dont le bateau avait échoué ne dut son salut qu’à la source qui s’était illuminée pour lui indiquer le chemin. Cette religieuse s’installa, il y a 700 ans, dans ce lieu magique, y fonda un couvent qu’on appela Deir el Reisseh. Elle s’occupa de l’éducation des enfants et y resta jusqu’à sa mort. Le quartier prit alors son nom et se transforma de Deir el Reisseh en Deir el Mreisseh puis Aïn el Mreisseh. D’autres soutiennent que la religieuse mourut lors du naufrage mais que, devenue une véritable sainte, elle aurait été responsable de la guérison de centaines de personnes. La légende est belle mais laisse les historiens sceptiques. Pour eux, l’origine du nom vient du fait que la source était nécessaire aux pêcheurs qui y lavaient leurs filets. Ils prirent donc l’habitude de venir accoster dans ce coin de Beyrouth et c’est ainsi que aïn, source, et marsa, endroit ou corde d’accostage, se rejoignirent et donnèrent le nom actuel du quartier. 

 

Cette explication peut paraître plus plausible mais quelle importance finalement lorsque l’on découvre avec émotion que les habitants d’hier ont érigé un sanctuaire à la source que les habitants d’aujourd’hui continuent de vénérer. D’ailleurs la réputation de cette source s’étendait bien au-delà des limites de Beyrouth. On y venait de partout s’y tremper et prier pour une guérison assurée. Au début du siècle, Hajjé Deriane était la gardienne des lieux et c’est à elle que l’on payait l’offrande faite à la source. Hajj Istambouli prit sa place jusqu’en 1943, date à laquelle la plage Normandy fut créée contre le gré des habitants qui tentèrent de convaincre le propriétaire que la source allait bientôt manifester son désaccord. Sa mort, deux ans plus tard dans un accident à Londres, conforta les riverains dans leur certitude : tout ce qui serait érigé à la place de cette source serait voué à la destruction et à l’échec. Des dizaines de restaurants, des casinos ont ici fait faillite. Durant la guerre, l’ambassade américaine y a connu un tragique destin avec l’explosion du bâtiment. Les habitants d’Aïn el Mreisseh croient encore aujourd’hui, dur comme fer, à cette malédiction et des bougies sont allumées en permanence dans un petit lieu de culte œcuménique érigé à l’endroit présumé de la source. Le vendredi, ce sont les musulmans qui y prient, le dimanche c’est au tour des chrétiens de s’y rendre en pèlerinage et les druzes, qui y vont le jeudi soir, sont intimement convaincus que l’apparition de cette source si près de la mer est due à la miséricorde de Dieu. Certains allument aussi des cierges en mémoire de la religieuse qui continue, dit-on, d’apparaître au loin les nuits de brume. Le 6 août, sa fête est célébrée par tous. 

 

Enclavé dans le seul petit espace qui lui reste, le port d’Aïn el Mreisseh est le cœur battant du quartier autour duquel tout se décide. Ce port minuscule mais ouvert sur le monde, étouffé mais rayonnant, menacé mais intouchable, était autrefois le repère des abaday qui résistaient aux Turcs et qui y trouvaient refuge. Minet el Fakhoura, premier port recensé de Beyrouth, tient son nom d’une petite fabrique de poterie autrefois située sur ses flancs. Les pêcheurs s’y donnent rendez-vous tous les jours pour bavarder, fumer le narguilé, refaire le monde et surtout sacrifier au rituel immuable de la sortie en mer. Quel que soit le temps, les barques vont vers l’horizon chercher de quoi nourrir les familles, à peu près 40, dont c’est encore aujourd’hui l’unique source de revenus. Et lorsqu’on s’assoit avec eux sur des chaises en plastique, dans les effluves du poisson fraichement pêché, autour d’un café et de quelques grillades, on oublie les bruits, les soucis, les immeubles, les menaces. On regarde la mer. 

 

Assis sur la terrasse du port, un marin semble plongé dans ses pensées sous sa casquette de toile. En réalité, Ibrahim Najem ne rate pas une bribe de ce qui se passe dans son quartier. Ayant perdu l’usage de ses jambes dans un accident de plongée, alors qu’il tentait un matin de septembre 1981 de secourir des plongeurs imprudents, ce pompier, fils et petit-fils de pêcheur, est la véritable figure de proue de Aïn el Mreisseh. Si vous passez par là et qu’il vous propose gentiment de visiter son musée, surtout sautez sur l’occasion car ce que vous allez découvrir vous laissera stupéfait. En effet, c’est au second étage de sa vieille maison familiale traditionnelle qu’Ibrahim a commencé à entasser ce qu’il repêchait des profondeurs de la mer. Depuis son accident, ce qui n’était qu’un gentil hobby de collectionneur est devenue une véritable passion. Dès lors, Ibrahim ramasse, rachète et reçoit des dizaines de milliers de pièces. Comment qualifier ce musée ? D’abord une partie consacrée à la mer avec des poissons séchés, des coquillages, des vestiges de bateaux, comme le Champollion échoué en 1952, une amphore avec des inscriptions grecques remontant au règne d’Alexandre de Macédoine. À cela s’ajoute un petit musée de la guerre avec des fusils ottomans, des baïonnettes égyptiennes, des sabres arabes, des poignards vikings, des canons de toutes sortes. Et la partie la plus émouvante est probablement celle consacrée aux vieux métiers de Beyrouth où, de la première machine à tisser à la vieille machine à coudre, du vieux phonographe à la première caméra du photographe arménien de la place des Martyrs, et plus de 20 000 photographies du vieux Beyrouth, l’histoire d’une ville se raconte. 

« Car mon bateau est mon trésor, mon Dieu, c’est la liberté ; ma loi, la force et le vent ; mon unique patrie, la mer. » La chanson des pirates de José de Espronceda se devine dans les yeux gris de Ibrahim Najem qui rêve encore, même s’il ne l’avoue plus, de voir la ville de Beyrouth se pencher sur ses trésors amassés, les dépoussiérer, les répertorier, les présenter, les évaluer, prendre le relais.

 

Dans une rue perpendiculaire à la mer, entre deux grands immeubles se cramponne le théâtre de Beyrouth. Fermé depuis 2006, il semble pourtant avoir échappé à la folie des bétonneurs. Il ne disparaîtra pas grâce à la passion de son propriétaire, Saїd Sinno, pour l’art scénique. C’est en novembre 1964 que le théâtre ouvre ses portes dans l’ancienne salle de cinéma Hilton, grâce à l’heureuse initiative de quelques amoureux de la scène. Les 230 sièges vont voir défiler ceux qui comptent dans le paysage du théâtre libanais. Fermé durant la guerre, avec une brève tentative en 1983, il ne sera récupéré par son propriétaire qu’en 1992 et c’est l’association Founoun qui lui redonnera vie durant près de cinq ans. Roger Assaf reprend le flambeau avec son collectif Shams. Il y organise des ateliers, des festivals et assure le relais jusqu’en 2006. Un temps menacé, le théâtre de Beyrouth a été réhabilité et a rouvert ses portes le 30 octobre 2009. 

 

La mosquée d’Aïn el Mreisseh a été officiellement édifiée en 1887 comme le dit la plaque apposée au-dessus de la porte mais une carte postale de Bonfils prise en 1880 en atteste déjà l’existence. Le terrain fut offert par Mohammed el Hibri, et Hajj Abdallah Beyhum fut un des initiateurs de la construction. C’est la sixième mosquée érigée au XIXe siècle où plus de onze mosquées furent bâties à Beyrouth. Elle donnait auparavant sur la mer et fut rénovée en 1951 et enrichie d’une porte sculptée qui provient de la mosquée de l’émir Mounzer. Agrandie en 1986 dans le respect de l’architecture existante, la mosquée peut aujourd’hui accueillir plus de 1200 fidèles.

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