Avant Noël mais dans son esprit ;Place des Martyrs et alentour, on se prépare pour Noël, comme pour un rendez-vous important ; de l’intérieur et pas seulement au dehors. On se prépare pour être disponible pour ce rendez-vous ; pour accueillir, l’étoile. Une méditation silencieuse pour le Liban et la paix est prévue, à quelques mètres du monument à la mémoire des martyrs. Ce n’est pas la première méditation qui a lieu dans ce carré, mais celle-ci a un goût autre. Le goût de la paix ; ce soir- là, la place est paisible ; elle ne tonne pas. Seules les âmes curieuses et/ou engagées y déambulent. Un grand cercle de bougies rouges et blanches autour duquel sont encore installés quelques esprits assoiffés de silence et de connexion, qui ne sont pas partis aussitôt la méditation officiellement terminée. Une petite fille en rouge, syrienne, s’amuse à rallumer les bougies éteintes et à en prendre quelques-unes. Version syro-libanaise 2019 de la petite fille aux allumettes ? Où es ta mère ? Elle ne répond pas au début ; puis finit par signaler que sa mère est à Riad el Solh. Quel âge as-tu ? Cinq ans. Comment ne pas s’inquiéter de cette enfant abandonnée à son sort à cinq ans ; comment ne pas sourire en même temps à son innocence et à ses jeux d’enfants ? Comment ne pas voir ce que le Liban est devenu ? Les enfants de cette partie du monde sont-ils tous condamnés à être privé de l’enfance, comme nous l’avons été - autrement - avant eux du temps de la guerre ?
Toujours est-il que même en retard, on est attiré par ce cercle de bougies qui vibre sans doute encore des méditations de ceux qui étaient là tous ensemble; il y a encore l’énergie de la paix, du ciel, des bougies et de la géométrie. Le cercle adoucit le carré. De jeunes garçons qui ne savent rien à la méditation viennent s’asseoir aussi et prennent la pose par eux-mêmes, en silence ; puis ils charrient la petite fille en rouge. Je m’inquiète pour elle ; comment fera-t-elle quand elle sera dans la rue sans personne pour repousser ceux qui la cherchent? Ils sont tous démunis ; ils ont tous été attiré par l’énergie du cercle à l’heure bleue. Dans ce même état d’esprit, quelques jours plus tard, Abeer Nehmé chante et enchante à côté de la Place dans une église, magnifiquement parée et bondée. Elle invoque la miséricorde plus d’une fois. Nous en avons clairement besoin ces jours-ci, que l’on soit croyant ou pas. On entend du bruit, une agitation dans l’église ; certains s’en vont, ils ont peur car à quelques mètres de là au dehors, des sbires du Hezbollah ont attaqué les jeunes dans les tentes. Deux mondes, deux langages.
« Tout mouvement de révolte invoque hautement une valeur » écrivait Camus. Chez nous, il invoque précisément ces valeurs autres que la violence; il invoque des valeurs de justice et de solidarité. «L’homme révolté fait volte-face» poursuit-il. Ainsi, nous faut-il faire volte-face, inventer un nouveau langage, un langage autre que celui de ceux contre lesquels on se révolte ; c’était d’ailleurs là que résidait la force de cette révolution d’octobre. Dans ce langage autre, dans les actes de générosité spontanés, de solidarité, dans l’esprit d’initiative que l’on a vu éclore partout et très vite… Les vraies transformations ne sont pas bruyantes ; elles commencent à l’intérieur. Larévolution ne se limite pas à une scansion du refus, à une impulsion ; elle est un chemin bien plus excitant, des actions et une rigueur qui naissent et se déploient en chemin.
C’est dans la nuit et le silence que Dieu envoie l’ange Gabriel à Marie. Elle interroge puis retient en elle le propos de l’Ange et le contemple dans son cœur, pour dire oui aussitôt. Ainsi, elle sera aussi appeléeNotre Dame du Oui. Marie savait les risques qu’elle prenait au regard d’une société hyper patriarcale ; elle en a fait fi. Il fallait bouleverser l’ordre ancien en disant oui, en prenant le risque, en se mettant en route ; elle se mettra en marche d’ailleurs plusieurs fois… Dans cette révolution libanaise annonciatrice de grands changements, il s’agira d’être à l’écoute pour maintenir le cap mais changer de route quand ce sera nécessaire. A l’écoute du présent. On ne peut pas entendre en faisant sans cesse du bruit et en disant non constamment.
Prendre une bonne résolution ne serait pas vouloir “devenir un autre, mais plutôt être soi-même de manière plus intense » comme l’écrit Pierre Zaoui, philosophe spécialiste de Spinoza. « Non pas une transformation radicale, mais une acceptation et une affirmation de son être. (…) changer vraiment, ce n’est donc pas devenir un autre ; c’est, dans cette constance, dans cette fidélité au désir qui nous fait être, chercher sans cesse à se retrouver soi-même.” C’est peut-être justement seulement ceci que nous faisons en investissant la Place de la Liberté - alias la Place des Martyrs- chercher à nous retrouver nous-mêmes, profondément libanais, libres. Il s’agit de ne pas perdre de vue l’objectif, et de changer de voie, d’investir d’autres espaces, quand ce sera nécessaire. Chercher l’étoile plutôt que les vociférations. « Nous n’avons pas besoin de magie pour transformer notre monde ; nous portons déjà en nous tout le pouvoir dont nous avons besoin : nous avons le pouvoir d’imaginer mieux » dit J.K Rowling, la créatrice de Harry Potter. Alors, imaginons. Et Jean Vanier, fondateur de l’Arche, grand révolutionnaire à sa manière, disait déjà en 1974 «devant la gravité de la crise et des injustices, il y a une nouvelle race d’hommes et de femmes capables d’une grande générosité. Et je vois cette générosité dans les yeux des jeunes. Ils sont notre espérance ». Cherchons et imaginons en 2020.
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