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DE SINGULIERS PERSONNAGES (II/III)

11/08/2021|Dounia Mansour Abdelnour

Une belle âme sous le voile 

 

Je me suis plaint de n'avoir pas de nouveaux souliers jusqu'au jour où j'ai vu quelqu'un qui n'avait pas de pieds, se plaisait-elle à nous rappeler, de sa voix rauque, cassée, à la limite masculine. Ce qui attirait l'attention d'abord était sa légendaire maigreur. Petite de taille, aussi légère qu’une plume, on ne l'entendait jamais venir. Lorsqu'elle marchait, on avait l'impression qu'elle effleurait le sol plutôt qu'elle ne s'y appuyait. L’hiver, ses petits pieds flottaient dans des bottes qui semblaient trop larges pour eux. Le visage ridé, des yeux bleus au regard perçant, des bouts de cheveux blancs s’échappaient de son voile et la peau de ses mains fines laissait transparaitre des veinules bleutées.

 

Comme les autres religieuses de la Congrégation des Sœurs de la Sainte Famille, pour l’éducation des filles et le soulagement des pauvres, fondée en 1819 par Émilie de Rodat, elle revêtait une longue tunique, attachée autour de la taille avec une ceinture. Jusqu’en 1966, elle portait un scapulaire au-dessus de la tunique. Après Vatican II, les religieuses ayant renoncé à leur habit classique, elle déambulait au collège français de la Sainte Famille à Gemmayzé dans une robe plus simple et plus courte ainsi qu’un simple voile noir.

 

Dotée d’une grande culture intellectuelle, elle était professeur de philo et de littérature de terminale et du secondaire et favorisait le développement spirituel des élèves. Imprégnée de spiritualité, elle semblait vivre et évoluer en dédaignant les nourritures terrestres à la faveur d'un esprit dégagé de toute matérialité, centré sur la charité, le secours des plus faibles et des démunis, les philosophes, écrivains et poètes des siècles passés ainsi que les grands classiques. 

 

De sa maigreur, une élève de quatrième douée en dessin avait croqué une caricature restée dans les annales de l'école. Elle avait dessiné sur une balançoire à bascule, sœur Gabrielle, enseignante de français au physique bien rond, assise lourdement sur le siège au levier plaqué au sol de la balançoire tandis que sœur Alexine avec le levier et son siège élevés, volait allègrement en tutu de ballet dans les airs. 

 

Sœur antidépresseur, elle insistait pour que nous cultivions la joie, laetitia, sentiment exaltant ressenti par toute la conscience. Il fallait travailler, prier, vivre dans la joie. Et de nous aviser, défiez-vous de l’éclat, l’homme de caractère n’est pas la mer en furie qui brise tout, elle est le roc immobile qui résiste à tout.

 

Cette belle âme cherchait à transmettre la culture et la poésie et à nous inculquer l'altruisme et la bonté. Elle souhaitait changer notre regard sur le monde, nous inciter à voir, sentir, comprendre au-delà du monde matériel. Elle nous orientait vers la méditation, la prière, la lecture des textes sacrés et leurs commentaires, la lecture d'ouvrages savants, l'écriture, les bonnes œuvres et le secours aux nécessiteux.

 

Elle parlait avec passion de la dilection, l'amour pur et spirituel porté par le Christ au prochain. Elle avait une prédilection pour St Augustin qu’elle citait souvent quand on commence à comprendre, on s’arrête de critiquer, etauquel elle vouait une ferveur spéciale en faisant sienne son interrogation, si la charité vient à manquer, à quoi sert tout le reste ?

 

Ce qui importait pour cette missionnaire imprégnée de spiritualité était de susciter la réflexion, l'engagement dans la société, et surtout le dialogue chez les élèves. C'est ainsi qu'elle nous motivait à nous engager auprès des JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) et des JEC (Jeunesse estudiantine chrétienne) qui étaient à l’époque des mouvements dont l’objectif était de se pencher sur les problèmes sociaux des jeunes.

 

Elle vouait aussi une admiration à Charles de Foucault (1858-1916), ancien officier, qui par amour pour Dieu, pour les Arabes, pour le désert, longtemps en quête de son destin, fut un absolutiste de l’humilité qui choisit de vivre en Algérie, d’aimer les musulmans, les servir, et prêcher par l’exemple. En tout être humain, derrière les voiles et les apparences, voir un être humain ineffablement sacré, écrivait-il. Son exemple, fait d’humilité et d’ouverture aux autres, avait touché au cœur la religieuse.

 

Cependant, son modèle, sa référence était Raoul Follereau (1903-1977), écrivain et journaliste français, grand humaniste, qui a consacré sa vie au service des lépreux et à la lutte contre la pauvreté. Sa fondation éponyme lui survit, ainsi que la Journée Mondiale des lépreux (29 janvier). Les lépreux qu’est-ce que cela peut leur faire qu’on leur donne quelque chose, si on ne leur donne pas la main, martelait-il. Et elle, d’adopter la vision de ce grand homme pour qui la mesure de l'amour, c'est d'aimer sans mesure.

 

Adolescentes que nous étions, nous n’avions pas tout à fait pris la mesure de son enseignement, mais ses mots résonnent dans nos mémoires et raisonnent nos choix, encore et toujours, devant les priorités de la vie.

 

Merci sœur Alexine.

 

Photo. Collège français de la Sainte Famille, Gemmayzé 1894 

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