Fêlures de Prénoms, le premier recueil de Nadine Mokdessi
12/10/2022|Maureen Dufournet
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire de ce recueil ?
Quand j’ai monté la pièce de théâtre, Le Prénom, je me suis mise à me documenter sur les prénoms du Liban. J’ai découvert qu’il y avait un serveur de restaurant qui s’appelait Molière car sa mère aimait ses pièces. Après, il y a eu le monsieur de mes photos d’identité : Gandhi. J’ai trouvé Mussolini, Hitler, Adolphe, Jeanne D’arc, De Gaulle ou encore Chrysanthème. J’étais alors très attentive aux prénoms et plus je cherchais, plus je trouvais des prénoms originaux. J’ai commencé à vraiment m’interroger sur l’importance des prénoms car ils ne sont jamais donnés gratuitement, ils font toujours référence à un souvenir, un événement ou à une personne.
Quelle est l’inspiration principale de vos histoires ?
Beaucoup d’éléments sont issus de la vie quotidienne libanaise, comme l’histoire de Zanouba qui reflète la vie des employés de maison du temps de nos grands-parents. Il y avait des femmes très jeunes qui venaient travailler dans les maisons et qui grandissaient avec les enfants de la maison et développaient alors des liens d’affection avec la famille. Cette histoire s’inscrit alors totalement dans le vécu. Après il y a certaines histoires qui s’inspirent plutôt d’anecdotes que j’ai pu entendre ou que des personnes m’ont racontées. Cependant, les personnages n’existent pas, ils sont issus de mon imagination.
Pourquoi avoir choisi ces prénoms en particulier ?
Le choix des prénoms était très important pour moi, ils devaient refléter l’histoire à laquelle ils se rapportaient. Pour Blanche, par exemple, c’était l’idée d’écrire sur le désir d’avoir un enfant, une nouvelle page blanche qui débutait. Pour moi, le mot « blanche » représentait parfaitement cette situation. Aimé de son côté, personnifie l’image de la solitude, du choix qu’il a fait de s’interdire d’aimer, du renfermement sur lui-même, de la création d’amis imaginaires. Des amis pourtant bien réels pour lui puisqu’ils vont être inscrits sur son testament. Karim représente pour moi l’exil, la fuite, et résonne aujourd’hui parfaitement avec ce qu’il se passe en Iran, la répression des libertés de penser et de s’exprimer. Mais au-delà de cela, Karim c’est l’amitié, la générosité, notamment par le leg de son tapis si significatif pour lui. Pour Youssef il s’agit de l’abandon, un phénomène assez présent au Liban, avec la misère et la crise économique, il y a malheureusement beaucoup d’abandons d’enfants. Cette histoire met également en avant, le côté religieux, les orphelinats sont souvent tenus par des religieuses qui n’ont jamais enfanté mais qui élèvent de nombreux enfants. L’amour maternel est donc absent dans le développement de Youssef qui va se mettre à rechercher ses origines en utilisant tous ses sens, les odeurs, le goût, les regards, très importants dans la vie libanaise. Ensuite il y a Rose, son histoire c’est du vécu, elle fait référence aux pompes funèbres et renvoie au caractère sacré du deuil, aux jours de condoléances qui suivent le décès où tous les proches sont vêtus en noir, boivent du café noir. Dans cette histoire, l’homme des pompes funèbres existe réellement, c’est celui que nous allons appeler en premier lorsqu’une personne nous quitte. Rose évoque ici les fleurs que nous disposons sur les pierres tombales, et toute son histoire va tourner autour de cette mort. Dans ce recueil je voulais travailler avant tout sur le sens des prénoms, sur ce qu’ils nous renvoient.
D’où vous est venue l’idée de vous associer avec Serge Chehab pour les illustrations ?
Alors tout d’abord il faut savoir que Serge est mon cousin, j’ai donc tout de suite pensé à lui car je me suis dit qu’il fallait que nous puissions mettre une image sur ces histoires, que nous puissions nous représenter chaque personnage. Je lui ai alors envoyé les nouvelles et je lui ai demandé de les illustrer du mieux possible. J’ai simplement communiqué des informations pour le personnage de Zanouba car je voulais qu’elle se réfère à la nounou de mon cousin Pierre, en Afrique. Je lui ai alors donné une photo à partir de laquelle il a pu retraduire les traits de cette femme. Pour Aimé, j’ai aussi précisé que je voulais qu’il fasse apparaître l’annuaire, car c’est un peu le cordon ombilical qu’il a avec l’extérieur. Le reste, c’est vraiment Serge qui s’est inspiré de ce qu’il a pu lire. Le choix du noir et blanc est aussi vraiment important, ce choix évoque les fêlures présentes dans chaque histoire, ces personnes qui ont été cabossées par la vie.
Est-ce qu’il y a une des histoires qui vous touche particulièrement ?
J’ai pris beaucoup de plaisir à écrire toutes les histoires et j’y suis vraiment attachée. Mais il y en a une qui me touche particulièrement : c’est celle de Youssef. Tout simplement parce que j’ai pleuré en l’écrivant et chaque fois que je la relis j’ai les larmes aux yeux. Je ne sais pas vraiment pourquoi mais il me bouleverse. Peut-être que ça m’émeut de voir les éboueurs, parce qu’ils touchent les immondices de la ville, ils touchent nos détritus, ce que nous ne voulons plus. Ils n’ont certainement pas choisi ce métier, car quand nous sommes jeunes nous ne souhaitons pas devenir éboueurs. Cela me touche donc de les voir, certains ont des écouteurs pour s’échapper un peu avec la musique, d’autres ont des masques pour couvrir les odeurs. J’ai réalisé leur importance pendant la crise des poubelles et aujourd’hui je ne m’impatiente plus derrière un camion lorsque je suis en voiture, je les laisse faire : ils me font souvent un petit signe pour s’excuser et moi j’attends avec plaisir. Je pense que j’ai enfin réalisé leur valeur. Après il y a aussi l’histoire de l’abandon, moi, j’ai de la chance de savoir d’où je viens, lui il ne l’a pas, donc pour aller de l’avant c’est toujours plus difficile. Ces enfants ont un passé qu’ils ne connaissent pas, ils doivent se construire depuis le début et c’est parfois difficile de se projeter lorsque nous n’avons pas vraiment de fondements sur lesquels s’appuyer. Au fur et à mesure que j’écrivais je savais qu’il allait sortir de ce côté clérical mais je ne savais pas où il allait aller.
Quelles attentes avez-vous pour ce recueil ?
Alors c’est très intéressant car il y a une petite anecdote. Mon éditrice m’a demandé à qui je voulais dédier mon recueil. Après un peu de réflexion j’ai pensé à mon professeur de littérature du temps de mes 14 ans lorsque j’étais pensionnaire en Suisse, mes parents habitant encore en Afrique. J’ai donc eu cette professeure de littérature, qui était tout de même assez sévère mais qui m’a fait découvrir des textes, des poèmes, des ouvrages ce qui m’ont plus tard amenée vers le théâtre. Je voulais lui rendre hommage, et sa famille était tellement touchée qu’ils m’ont déjà demandé des exemplaires. Donc je sais qu’il y en aura déjà une partie qui partira en Suisse et après j’espère que ces nouvelles toucheront le plus de monde possible.
Quels sont vos futurs projets ?
Il y a évidemment le retour au théâtre, je suis en train de chercher une pièce, mais j’avais pris une pause pour le livre. Je voulais vraiment m’en occuper complétement, prendre le temps pour bien faire les choses. Après pour moi, le montage d’une pièce prend six à sept mois et le pays étant tellement instable qu’il est très difficile de se projeter. En plus il y a eu le coronavirus, donc impossible pour moi de monter une pièce via des écrans interposés, déjà donner des cours à l’ALBA était ardu. Mais je ne peux pas encore annoncer quoi que ce soit car je n’ai pas encore trouvé la pièce. J’aimerais à nouveau me tourner vers la littérature avec l’écriture d’un roman par exemple. Cela fait huit ans que j’écris et c’est comme ça que je parviens à imaginer les choses, les images, les personnages, tout me vient en écrivant.
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