Les radieux piqueniques du Liban d’antan
Dans les années soixante, les dimanches de printemps et d’été, nous allions en famille pique-niquer à Kfardebian. Bois et forêts défilaient devant nos yeux sur le trajet menant de Beyrouth à la fameuse station de ski. Le chemin passait à travers un panorama où le vert des bosquets se confondait avec le bleu du ciel dans un paysage spectaculaire de vallons et de collines. Les maisons en pierre d’une architecture simple et traditionnelle se fondaient dans l’environnement. Les prés étaient tapissés de coquelicots, pâquerettes, bleuets, cyclamens et marguerites. Ces tableaux faisaient notre bonheur. Le déboisement et les constructions anarchiques survenus quelques années plus tard n’avaient pas encore défiguré la montagne.
Arrivés sur les lieux de Nabeh El Assel, (la source de miel, une source d’eau pure) dans un coin vert à l’ombre des ormes et des trembles, nous arpentions les collines en cueillant les fleurs irisées. À l’ombre des conifères à 1300m d’altitude, les oiseaux gazouillaient et semblaient faire la fête.
Le rituel du déjeuner champêtre commençait près du lit du torrent. L’eau en bouteille made in Lebanon n’existait pas sur le marché, et pour les déjeuners sur l’herbe, il fallait être à proximité d’une eau de source, un torrent, une rivière ou des rigoles pour étancher sa soif. En ce temps-là, l’eau de robinet était potable. À flanc de montagne, le bruissement de l’eau composait un bruit de fond apaisant. La viande en brochette transportée dans une glacière grillait dans le feu allumé en un foyer cerné de quatre pierres, les pommes de terre brunissaient dans l’âtre improvisé. L’arak faisait écho à l’inégalable taboulé, fruits et légumes reposaient sur un tapis en osier. La pastèque plongée dans le canal où coulait l'eau de source glaciale se fêlait naturellement au bout d’une demi-heure, s’offrant à nous fraîche et désaltérante.
Il faisait bon être dans la nature, jouir du plein air, respirer l’air frais, boire de cette eau pure revigorante, sans souci, sans inquiétude que des intrus viennent nous embêter. C’était l’époque où dormir les fenêtres ouvertes était encore possible sans risque d’agression ou de vols.
Enfants que nous étions, nous avions revêtu nos blue jeans, nouvelle mode qui venait de débarquer au Liban, heureux de ne pas nous en faire pour les plis et autres taches, ce nouveau tissu étant décidément commode pour nos sauts et autres gambades à ciel ouvert. À la mi-journée, nous entendions dans le lointain des tintements désordonnés puis surgissaient dans les champs verdoyants des bergers et leurs troupeaux de moutons ou de chèvres qui passaient par là.
Qu’elles étaient belles ces journées dominicales passées sous le ciel sur la rive et les ombrages des arbres dont le bruissement du feuillage sous la légère brise était si apaisant et rafraîchissant. Le soir venu, c’est à regret qu’on s'arrachait à ces lieux paisibles où la vie est si douce. Avant de lever le camp, on ramassait toutes les pelures et autres restes en s’assurant que rien n’était oublié.
Plus d’un demi-siècle plus tard, la source d’eau fraîche n’est plus accessible au grand public, le béton a envahi les lieux dans un chaos de laideur, les rivières sont polluées. De ce coin de paradis où nous nous sentions vivre un peu plus que d’habitude, il ne reste presque plus rien. Cependant, nous gardons dans nos cœurs d’heureux souvenirs indélébiles d’une Nature qui n’avait pas encore perdu ses lettres de noblesse.
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