Cruels, quand ma foi vous a-t-elle déçus ?
Ne plus se poser la question. Ne plus nous dire ni quand ni désormais.
La confiance n’est plus.
Démissionner.
Juste l’accepter et puis s’en aller, la tête haute, dans la vérité, l’un après l’autre.
Le discours du Président, solide et cohérent, fait le bilan de son premier mandat. Il passe ensuite aux promesses, fort louables, mais le peuple ne l’entend plus. Ventre affamé n’a point d’oreilles. Ni de pitié.
Ne plus dire « Je m’engage » parce que cela signifie un pacte impossible à tenir, il n’a pas été tenu pendant des années, il ne le sera pas. « Notre intelligence, se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse, trahit la société publique » affirme Montaigne.
La confiance implique la prudence, elle se souvient, elle ne se décrète pas.
Démissionner.
Juste l’accepter et puis s’en aller, dans la vérité, l’un après l’autre.
Cela ressemble à toutes les histoires d’amour. À l’amertume des séparations. J’ai souvent perdu l’aimé pour l’avoir déçu une fois, puis cent fois. J’ai alors follement désiré son retour, j’ai obstinément tenté de le reconquérir au prix de sacrifices et de serments. Je lui ai donné ma parole de fidélité absolue, de travail sur moi-même, sur le présent, l’avenir, sur tout. L’aimé est quand même reparti. On ne badine pas avec sa confiance. J’ai compris avec l’âge, le temps, l’expérience, que je n’avais pas d’autre choix que de le laisser mûrir loin de moi, sans insister, sans posséder, sans m’accrocher. Juste m’en aller. Juste me détacher.
Les « chefs » du pays n’ont-ils donc jamais connu l’amour, la rupture nécessaire, la déchirure ? La sagesse des grands départs ? Seul le Premier Ministre aurait donc aimé ? Les autres vivent encore dans le fantasme d’être honorés, adulés, quoi qu’ils fassent. La faute revient à l’aveuglement de leurs assemblées, à l’ovation, au phénomène de mythification, une fois de plus à ce que La Boétie appelle la servitude volontaire.
Car il y a ceux qui ont la certitude que le chef ne déçoit jamais puisqu’il détient la réponse sacrée. Wait for the president speech. Comme si un discours, aussi séduisant soit-il, pouvait détourner la faim dans la rue, le désespoir du pays, des années d’incompétence. Les disciples nient les égarements du prince, le père demeure, comme Dieu, sans failles et sans limites. Ils confondent deux ordres, celui de la réalité et celui du religieux. Mais la confiance en l’homme n’a pas le même statut que la foi, elle n’est pas un don, elle se fait et se défait. Et elle est maintenant entièrement défaite.
Démissionner.
Juste l’accepter et puis s’en aller, l’un après l’autre.
Car il y a ceux qui ne pardonnent plus. Des visages anéantis sur la place de la Révolution. Des corps mutilés, amoindris, pressurés qui bougent à peine. Des âmes desséchées, des nuits obscures. La détresse collective envahit nos écrans, des larmes de faim, des tristesses, des cris d’ouragan, des danses funèbres, des hurlements, la colère d’une mère ou d’un père ou d’un frère ou d’une sœur, longtemps étouffée, et qui découvre soudain qu’elle n’est pas seule à souffrir, à mourir, et peut-être à espérer. « Dans un monde où la confiance n’existe plus, écrit Kant, les devoirs de loyauté tombent en désuétude ». Tout s’écroule, les institutions politiques, économiques, les liens sociaux, les amitiés, le plaisir et la volupté eux-mêmes font naufrage. L’impératif catégorique du bien est notre unique salut.
Juste l’accepter et puis s’en aller.
Aujourd’hui le peuple libanais s’agite comme un nouveau-né qui rêve de reconstruire son histoire. Trompé mille fois et mille fois trahi, il fait le pari pascalien du tout à gagner et du rien à perdre. Ou le rien, le statu quo, l’État sans État, le pays à vau-l’eau, la terre brûlée. Ou le tout, qui se trouve en lui, issu de son corps meurtri, quelqu’un de non (encore) corrompu, de non (encore) usé par le pouvoir et le mensonge. La rue devient alors l’espace ouvert de tous les possibles, l’exceptionnelle agora qui vainc la peur et l’impuissance, qui crée la responsabilité et l’espérance. Il faut céder la place, assumer la passation, encourager la jeunesse, le renouveau. Les diplômes, les projets, les éducateurs, les artistes, les intellectuels, les penseurs, l’honnête homme ne manquent pas au Liban. Il faut se fier au citoyen vertueux qui vise l’avantage commun parce que justement il agit en communauté, avec d’autres citoyens libres et égaux.
Juste s’en aller.
Ne plus essayer. Ne plus promettre. Ne plus s’approprier.
Et si vous n’y arrivez pas, récitez la leçon d’Épictète tous les matins, apprenez à dire non pas « J’ai perdu mon peuple », mais « Je l’ai rendu », non pas « J’ai perdu ma fonction, mes privilèges, ma toute-puissance, mon trône », non pas « J’ai perdu le Liban », mais : « Je l’ai rendu à la Vie ».
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