Toute la nuit j’ai pris mon chapelet et j’ai prié.
Non pas pour le Liban. Ni pour le discours du président. Même pas pour la paix.
Mais pour exorciser l’effroi. L’effroi d’avoir compris ce qui tient ma conscience si « réveillée » depuis une semaine.
Cela a un nom, cela s’appelle la banalité du mal.
Car il y a ceux qui participent à la peste et non à la santé, et non à la vérité.
Je m’adresse à eux ce matin.
Eux qui s’inquiètent du chaos ou du carnaval dans les rues, des routes bloquées, de la suite des événements, de l’après, de l’inutilité de tout « ça » ?
Mais à quoi sert tout « ça » justement sinon à nous inquiéter, à secouer notre léthargie, à réveiller nos consciences ? Ouvrir les yeux, et c’est assez.
Mon effroi vient de ceux qui ne se rendent pas compte, le président en premier – encore une fois parce qu’il est tout simplement président – tous les autres dans son palais, dans le gouvernement, tous ceux de nos frères qui les ont élus, qui les protègent, qui les chérissent plus que leur âme. Mon effroi vient « de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal », qui est « la pure absence de pensée », le thoughtlessness, explique le philosophe Hannah Arendt.
Mon effroi essaie de comprendre « l’autre point de vue », comme me l’a demandé une amie, de toucher aux racines, de m’occuper du mal, mais ma pensée est frustrée, parce qu’elle ne trouve rien. C’est sa « banalité ».
À tous ceux-là qui transforment à nouveau notre union en division, qui nous ramènent aux clans, aux « deux négations qui ne font pas une nation », à tous ceux qui restent liés à un parti politique, à un nom, une idéologie, de quelque bord qu’elle soit, à tous ceux qui restent asservis à un homme au lieu de servir l’homme, je les supplie, à genoux s’il le faut, sans fierté, sans ego, sans ressentiment, oui je les supplie de garder au moins la décence de se taire pendant ce moment d’intense réveil, d’intense solidarité. Se taire devant la détresse des gens, devant le désespoir de leur pays, devant le désenchantement de leur nation. Et je les supplie, toujours à genoux, pour mieux y arriver, à défaut de voir en eux-mêmes, juste de regarder dans les yeux le désarroi du Libanais sur la place publique, son immense désarroi derrière la danse du carnaval, et dans les yeux encore, de regarder le sourire de l’enfant qui nettoie son pays, et dans les yeux encore, le visage de la tristesse humaine, abandonnée à elle-même, sans repère, sans modèle, sans certitude et sans force, et dans les yeux encore, de regarder la fatigue, l’épuisement, l’asphyxie d’un peuple qui cherche une issue, une promesse, un espoir, n’importe quel signe de pureté, n’importe quel mot de guérison. Une âme propre encore. Un homme parmi ses pères.
Et qu’alors seulement la conscience se réveille dans une belle et profonde et radicale responsabilité éthique.
Photos : © Elie Bekhazi
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