On entre dans la Galerie Marfa’ comme dans une oasis, fraiche et posée, bien à son aise, entre les décombres du Beyrouth côtier, et de ses immeubles défigurés. Et toutes les œuvres s’alignent alors face à nous, comme le trajet de l’eau. Et cette eau que l’on suit se montre sous bien des formes, et emprunte bien des chemins.
L’exposition Water, ce sont ces chemins et ces formes au rythme d’un pays et de ses gens. On entre d’abord, et on nous dit qu’on ne sait rien ou plutôt qu’on ne sait plus rien de cette mer qui nous fait face. L’artiste (Ahmad Ghossein) nous a péché́ les derniers instruments de topographie utilisés, datant... du mandat français. Et depuis, on ne sait rien, de la mer, des profondeurs, du relief. Le garant du secret, ou du non-savoir, n’est pas très loin, il est gravé sur l’acier : ser min asrâr al-dowla ! *
Puis l’on est jeté des berges aux cimes d’un volcan, qui ne crache plus rien de magmatique, mais seulement de l’eau. Car quand il n’y a plus de force en son sein, c’est soi-même que l’on finit par lancer (Talar Aghbashian – Volcano soup).
Plus tard, c’est Rania Stephan qui nous montre, par sa superposition d’images de paysages marins, que le temps a beau passer, le jour et la nuit défiler, à l’instar des passagers d’un train qui restent les mêmes, cette eau demeure inchangée (The Sea X 3).
Alors comme les vagues, on va et on vient. On replante la mer de sa présence comme dirait Brel, et aussi Caline Aoun qui passe et repasse des couches de cyan sur son papier qui se gorge et s’égorge pour finalement laisser surgir un sang violâtre (Cyan, 3 Hours 54 Minutes and 12 Seconds).
Une violence que l’on calme, que l’on enfile, comme les jours de douleur que l’on a achevés et que l’on portera toujours dans notre chair, dans nos broutilles. Souvenirs d’une période finie, qui tombe et forme une flaque absurde et pourtant riche de sens, et finalement belle. C’est ce que nous montre Stéphane Saadé et ses 2832 perles qui marquent chaque jour de la guerre civile qui a accompagné́ son enfance (Building a Home with Time).
On s’en souvient alors comme le collier d’une grand-mère ou le chapelet qu’on égrène. Le beau il est là. C’est d’ailleurs le propre de l’homme, de retourner, de faire jaillir, d’illuminer l’inerte, l’immobile, le silencieux, de l’enrober de symbolique et de le rendre sublime. Comme cette bouteille brisée que l’on va garder car elle nous rappelle que la vie est possible là où on la veut, et qu’il y avait un temps... (Stéphane Saadé – Second Nature)
C’est cette beauté qui sort naturellement, que le temps rappelle invariablement à la vanité de l’homme : comme cette plantule de maïs capturé par le pinceau d’Omar Fakhoury (Corn Plant), qui fait éclater le sol du port et nous fait souvenir que, sous les décombres, il y a la vie.
Mais quand le sol est trop dur et que l’eau n’y pénètre plus, ne s’immisce plus, elle stagne, s’amasse, s’assombrit et forme une drapée sans vie, flétrie, poisseuse. Ce sont là nos fissures individuelles et collectives que Tamara Al Samerraei illustre (Fissure). Nos refus de confronter, d’accueillir. Des espaces où le temps s’arrête et aussi la vie... Mais pour un temps seulement.
La fin d’un cycle n’est pas la vie qui court à la mort
Le crépuscule ne laisse-t-il pas place à l’aurore ?
Au fond, c’est ce cycle de vie que nous montre l’exposition. Comme Caline Aoun, qui capture dans l’air, l’humidité de nos souffles, les joint, les solidifie et les fait finalement larmoyer après un long trajet chimique (The Kinetics of the Invisible). C’est ce trajet que chacun de nous apprend à faire, de plein gré ou non. Ce périple, où l’on accepte de ne plus être, pour être plus encore, de se déposséder pour être toujours plus possédant.
L’exposition Water prend donc des formes bien singulières et des chemins bien distincts. Elle nous parle de l'histoire du Liban comme du sentier de nos vies. Elle nous fait tantôt baisser les yeux, ou bien lever la tête. Et on se rappelle que le temps passe sur nous, comme l’eau qui tombe sur les choses et les instruments de Paola Yacoub (Overlapings). Il nous contourne et nous mouille, nous rase, nous creuse ou nous polit, si l'on accepte ce compagnon.
De même pour tout ce que nous faisons, tout ce que nous possédons, tout ce que nous construisons : tout tend à passer. Ces berges d’une terre que l’on bétonne et que l’on allonge pour gagner sur la mer quelques métres (Raed Yassin – Untitled). Des côtes où l’on loge notre modernité, nos ferrailles et nos produits que l’on croit à l’abri, de la rouille et du temps, et de la décomposition. Mais c’est l’oubli qui un jour frappera à notre porte, en emportant tout, et l’homme avec, cet être en suspens.
À l’image de cette fin de film égyptien des années 80’, où l’acteur court vers la mer, dans un excès de désespoir et d’exaltation qu’on leur connaît, pour s'y engloutir (Raed Yassin – Final destination) ; peut-être devons-nous utiliser ces temps que l’on vit et ces expériences pour comprendre. Comprendre pourquoi il n’y a plus d’eau dans le lit de la rivière (Lamia Joreige – The River).
Et peut-être qu'ainsi, nous remonterons à la source.
*l'un des secrets du gouvernement
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