Lecture 21 : Parole Tenue, « Les nuits d’un confinement, mars-avril 2020 », Wajdi Mouawad
22/06/2022|Gisèle Kayata Eid
Pour inaugurer cette saison de lecture estivale, je ne peux que vous proposer un livre qui pourrait passer tout l’été avec vous. Le livre de chevet par excellence. Celui qu’on déguste. Qu’on lit doucement. Sur lequel on revient pour lire encore tel ou tel passage, pour s’imprégner encore de ce qu’il nous a révélé de nous-mêmes, du monde dans lequel nous vivons. Reprendre un des chapitres de quatre ou cinq pages mais si denses qu’on pourrait y passer une semaine pour y réfléchir. Laisser s’incruster en nous des réflexions qui pourraient être les nôtres mais qu’un maître à penser, un créateur de mots, inégalable, sait nous faire parvenir en éveillant en nous des tas d’émotions.
Le processus est simple. À partir d’un journal que le comédien, metteur en scène et écrivain a tenu depuis le jour 1 du confinement, le long de 25 textes écrits la nuit (initialement pour la radio et qu’il a regroupé plus tard dans un livre) Wajdi Mouawad nous emmène à travers son intériorité la plus intime, dans un voyage qui élargit nos chambres et nos champs de vision.
« Il faut être à l’intérieur pour voir ». Révélation qu’il laisse pour la fin mais qui éclaire les 175 pages serrées où durant 35 jours, la plume de ce libano-franco-canadien nous livre un jet ininterrompu de pensées qui se suivent, comme on se parlerait à soi-même : une idée entraînant une autre. Comparant nos vies aux vitraux des cathédrales, là où « il faut être dans la plus grande obscurité avec, à l’extérieur, un invincible soleil pour accéder à la beauté des rosaces dans toute leur puissance », celui dont l’œuvre a été saluée par de nombreuses récompenses internationales, livre des fragments de son « intérieur » personnel avec toute l’intensité qu’on connaît à l’auteur du quatuor épique « Le sang des promesses (Littoral, Incendies, Forêts, Ciels ) », du roman « Anima », pour ne citer que ceux-là…
Pas de « dialogue socratique » dans ces chroniques, mais un flot qui ne tarit pas, qui puise ses sources dans la Grèce antique qu’il a profondément apprivoisée lors de sa carrière d’auteur, dans son parcours brillant d’homme de théâtre qui fait défiler les films, les citations, dans son cheminement personnel en France, au Canada où il a occupé des postes de direction théâtrale et surtout dans son passé de Libanais émigré qui le nourrit et dont il ne se cache pas, bien au contraire. « Je regarde mes enfants jouer… ces enfants existent parce que la guerre du Liban a existé… je n’aurais pas quitté mon pays… la vie que j’aurais mené aurait été différente, elle aurait peut-être été heureuse et merveilleuse, mais je peux dire avec certitude que ces deux enfants… que j’aime et qui vingt fois par jour m’appellent papa, ces deux-là, ces deux enfants-là n’auraient pas existé. Cette pensée me met les larmes aux yeux et me donne, étonnamment, la force d’espérer dans le malheur qui frappe à présent contre nos vies. »
Et c’est ainsi à contrario, à travers le foisonnement de sa pensée et de ses textes écrits d’un trait que Wajdi Mouawad essaye de « pénétrer au plus profond de ce confinement, avec l’écriture comme un fil rattaché au monde qu’(il) aime » pour donner un sens à cette pandémie qui aura révélé que ce sont les liens qui manquent le plus à cette humanité en péril.
Un recueil d’une grande sensibilité qui ouvre d’autres horizons, teintés d’espoir, malgré tout.
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