Aujourd’hui, je suis invitée à l’anniversaire du père de mon amie Clara à Monteverde, ravissante petite colline à dix minutes de Beyrouth en voiture. Pourtant, c’est chez Tante Moni, grand-mère maternelle de Clara, que la fête se déroule.
Clara vit depuis toujours, un étage au-dessus de sa grand-mère, avec ses parents et trois frères et sœurs. En fait, l’immeuble abrite toute la famille : cousines, nièces, neveux, enfants, petits-enfants.
Tante Moni, elle, habite au rez-de-chaussée dans un très grand apparemment, fort chic. Le sol est recouvert de tapis persans et les murs sont capitonnés d’étagères, remplies d’ouvrages littéraires : Baudelaire, Hugo, Maupassant ou encore Molière, tous en français.
La pièce principale est décorée de canapés en cuir et de meubles en bois laqué. La demeure est surplombée par un jardin fleuri et des arbres qui font des fruits juteux au fil des saisons. Tante Moni adore la faune et la flore. Elle prend soin de ses plantes et de ses arbres. Elle fait même des expériences botaniques, la dernière en date ? Des citrons/kumquats à croquer tout de suite après cueillette. Voilà pour la flore donc, mais la faune ?
Eh bien cette Téta est l’amie des animaux ! Alors, spectacle assez inattendu, au milieu de cette antre bourgeoise qu’on aurait peur de déranger, se trouve une véritable arche de Noé. On parle de quatre tortues, huit chats siamois, des poissons rouges et un perroquet, dénommé Jako.
C’est donc dans un joyeux brouhaha animalier que Tante Moni vous recevra dans une demeure confortable au goût exquis. Parfois, Jako, le perroquet, danse au son des claquement de doigts et est pris d’un fou rire maléfique.
Quand je lui demande “Pourquoi ?”, Moni se contente de me répondre “Pourquoi pas ?”.
Je comprends alors que j’ai, face à moi, une femme qui se fiche des codes et des conventions, dans un pays rythmé par les étiquettes.
Tante Moni a 82 ans. Comme toutes les “tantes de Monteverde”, cousines des “tantes d’Achrafieh”, elle prend soin de sa personne. En petit tailleur noir, jambe croisée et tasse, (en porcelaine) de thé à la main. Elle me raconte ses quarante-sept années passées dans l’enseignement, le tout au milieu d'un joyeux mélange de cris d’enfants, d’adultes et d’animaux en tout genre.
Maronite née à Ras Baalbek, elle a grandi dans un couvent de la région. Très vite, la jeune Mounira, qu’on connaitra plus tard sous le nom de Tante Moni, se démarque grâce à ses excellentes notes, surtout en langues. Les bonnes sœurs l’ont poussée à continuer ses études pour devenir professeure de français, un destin tout tracé, sauf qu’à 20 ans, elle tombe folle amoureuse du beau Raif Haswany, business man en devenir.
Petit hic, les deux familles s’opposent à leur union. C’était mal connaître Moni. Les deux tourtereaux décident de s’enfuir dans un village voisin, et de se marier en secret. Tante Moni ne portera pas de robe blanche à son mariage, mais une veste de costume et un pantalon, histoire d’annoncer la couleur à son futur époux : Le mariage ? Oui. Une vie de femme au foyer soumise ? Non merci, sans façons.
Le jeune couple s’installe à Achrafieh, pour une vie moderne. Mounira commence sa vie de jeune femme indépendante et dynamique, elle travaille et parcourt le monde avec sa sœur, à ses heures perdues. Plus tard, même mère de trois enfants, à une époque où les femmes renonçaient à leur carrière, pour se consacrer à leur maternité, elle continuera à travailler. Amoureuse de la langue de Molière et passionnée par l’enseignement, ce ne sont certainement pas les bombes de la guerre civile, ni les qu’en dira-t-on des gens qui l'auront empêché d’exercer. Lorsque les combats faisaient rage, les Haswany ont décidé de s’établir à Monteverde, qu’ils ne quitteront plus jamais. Alors, tous les jours, de 1975 à 1985, Tante Moni déposait ses enfants à la garderie et prenait son petit vélo pour parcourir des kilomètres jusqu’à son école. Hors de question d’arrêter d’exercer.
Elle s’est battue, toute sa vie, pour ce en quoi elle croit : l’éducation.
C’est dans un français châtié, que Tante Moni me raconte sa vie totalement hors code, d’une manière décontractée. J’ai devant moi une femme qui aime rire et qui aime la vie.
Elle ne se plaint pas, elle a pourtant élevé seule ses trois enfants. Son mari travaille depuis la naissance de leur premier enfant, en Arabie Saoudite. Aujourd’hui, elle élève ses petits-enfants qui passent plus de temps au rez-de-chaussée chez leur grand-mère, qu’au premier étage où ils habitent.
Après un dernier café dans le jardin, et des embrassades qui ont duré, je redescends à Beyrouth, remontée à bloc et prête à défier les codes comme Tante Moni.
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