Le livre, consacré par Sana Richa Choucair à l’argumentation dans le courrier des lecteurs de la presse libanaise francophone (*) – ces textes souvent sans destinataires particuliers, qui reflètent les opinions d’un lectorat attentif et motivé –, est curieux et inattendu. Passionnée de recherche, enseignante à l’USJ, à la fois orthophoniste et docteure en lettres, Sana Richa Choucair, consacre son étude à 773 courriers parus en 2014 dans L’Orient-Le Jour et Libnanews. L’ouvrage met en lumière les stratégies argumentatives de ces correspondances, au prisme de la spécificité sociale et culturelle du contexte libanais.
Il offre ainsi "un voyage passionnant dans les usages de la langue française au service de l’expression des opinions dans l’espace public". Porteurs des valeurs et des croyances d’un groupe social à la fois cultivé, ouvert et enraciné dans la culture moyen-orientale, les courriers, il faut le rappeler et/ou le préciser, sont relus et éventuellement conformés, avant publication, à des règles éthiques bien définies. Un journal, c’est bien connu, est fait à deux: rédacteurs et lecteurs. Il ne vit, existentiellement, que par ceux qui le lisent et y réagissent, manifestant, ce faisant, les soucis personnels qu’ils vivent eux-mêmes et interprètent en fonction de l’actualité.
Le courrier des lecteurs – et c’est son côté didactique – cherche ainsi à suggérer à la rédaction d’un journal tout ce qu’il devrait dire ou ne dit pas assez. Il reflète la pensée d’une élite qui cherche à avoir prise sur le réel, dans l’espoir toujours repris, de le changer pour le mieux.
De ce point de vue, le journal est l’extension des livres et de la littérature, de l’interprétation dont on habille le monde. Il offre ainsi, au rêve de changement, un moyen d’expression pacifique et inespéré, un échange mystérieux. C’est l’un des intérêts supplémentaires de cet ouvrage consacré à la structure de l’argumentation dans le courrier des lecteurs. Car, au-delà de son essai de classification des formes, l’ouvrage a le mérite d’ouvrir, obliquement, une brèche dans la réflexion sur cet échange mystérieux. Ce dernier prend place entre ceux qui fabriquent un journal ou un site d’information, et ceux qui l’attendent et le lisent; échange où se forge, comme dans un incubateur, une culture du lien critique, ainsi qu’une incitation au progrès de la morale publique et de la gouvernance.
Au-delà de ces considérations, le livre laisse ouverte la question de la nécessité de la publication papier, par rapport à l’information purement numérique. Or, on sait d’expérience que pour beaucoup de contributeurs au courrier, comme en général pour une certaine élite, un texte n’est considéré comme publié "vraiment" que quand il est imprimé.
Face au tourbillon d’images de la télévision, l’étude de Sana Choucair soulève donc, sans y répondre, la question de l’éphémère effet, voire de l’inutilité, de la parole. Un livre savant et innovateur dédié à tous les redresseurs de tort et journalistes de cœur qui peuplent les pages "courrier" dans ce monde en mutation…
(*) Sana Richa Choucair, L’argumentation dans le courrier des lecteurs libanais – le cas de la presse francophone. Préface de Talal Wehbé, L’Harmattan, 2023.
Par Fady Noun
Cet article a été originalement publié sur le site Ici Beyrouth
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