Récit d’une rencontre avec Zad Moultaka : Pluridisciplinarité et spiritualité
22/02/2023|Léa Samara
Construction, influences, engagements
Zad Moultaka, issu d’une famille dans le milieu du théâtre, est de ceux pour qui l’art est naturellement une essentialité de la vie et de ses moyens d’expression. Depuis ses six ans, il dessine, mais surtout il joue du piano, et plonge très vite dans l’excellence de l'interprétation. Au Liban, c’est alors sociétalement acceptable d’être pianiste concertiste, mais la composition ne fait pas forcément partie des options envisageables pour une carrière. Moultaka se tient donc à l’écart du prisme créatif pendant un temps. Néanmoins, un besoin d’autres espaces finit par s’imposer à lui, et un glissement de l’interprétation vers la création s’érige. En 1993, il choisit d’interrompre son parcours pianistique, de plus en plus empli de frustration. “La peinture m’a sauvé” me dit-il. En effet, c’est à l’issue de cette importante crise existentielle et de l’arrêt du piano que la peinture est parvenue à le ramener vers l’écriture, et à le faire renouer avec l’espace de création. Plus globale, une transformation radicale de son langage est amorcée, et prend réellement forme au début des années 2000, parachevant la transition de la création du statut de passion à la vocation professionnelle. Zad est un vrai autodidacte (qui reconnaît toutefois un environnement fertile) et met avant tout en exergue une curiosité personnelle, et une grande stimulation artistique dans le Paris des années 1980.
Sur les sujets d'engagement, de militantisme, ou même de patriotisme, Zad Moultaka a une opinion assez péremptoire. “Les œuvres doivent tenir par elles-mêmes” dit-il. Quand une proposition artistique est trop attachée à des politiques et revendications, elle s'affaiblit et risque de tomber dans la mode; ce à quoi il espère échapper dans la mesure du possible. L’engagement se fait dans une ambition plus large, la recherche dans le soi profond d’espaces de spiritualité qui luttent contre le matérialisme et le consumérisme. Il file une métaphore historique: “Il y a cinq cent ans, les commanditaires d’art étaient les rois et les hommes de pouvoir, la classe dirigeante, peut-être soumise à une orientation politique, mais souvent des gens éclairés. Aujourd’hui, c’est une élite économique qui tient les ficelles du monde de l’art, et les artistes tendent à devenir des produits manipulés par leur propre intérêt [financier]”. C’est une forme de résistance de l’artiste, cet approfondissement introspectif à contre-courant de l’hyper-monétisation de l’art et de la course à la productivité d’une part, et à l’innovation à tout prix d’autre part; c’est en cela que Zad se considère tout de même comme un artiste engagé.
Outre son environnement familial, l’œuvre de Zad Moutaka a été profondément influencée par sa fascination pour le peintre américain Mark Rothko, également proche de la musique mais surtout animé par cette même quête du détachement du palpable au profit d’une méta-dimension qui parlerait directement à l’inconscient jungien et réveillerait des énergies cachées chez l’Homme, les remontant à la surface. Rothko expliquera par la suite avoir voulu transgresser les canons artistiques pour intégrer un espace d'expression plus vaste et grand, celui de la création en général, ce qui fait écho avec le cheminement artistique de Zad. Les écrits de Matisse l'accompagnent dans son processus créatif, en ce qu’ils attestent qu’une simplicité plastique peut tout à fait traduire un raisonnement très intellectualisé et précis.
Pluridisciplinarité et processus créatif
Zad Moultaka est fondamentalement attaché à la pluridisciplinarité, au décloisonnement des genres. Même si celui-ci n’est pas toujours facilement accepté, au vu de la nécessité sociétale d'attribuer à chacun une case identifiée, il est profondément naturel pour lui, qui ressent une urgence d’expression dans les deux disciplines, une curiosité, et la volonté d’exprimer les liens inconscients entre la musique et la peinture dans la façon qu’il a de comprendre et d’appréhender le monde. Il me confie avoir toujours fonctionné comme cela, mais c’est seulement après une longue période que Zad a finalement sorti la peinture du secret. Rendre public son art, c’est aussi et surtout le soumettre aux yeux des critiques; c’était donc une démarche pleine d’intensité, même si elle était profondément libératrice.
Si les projets musicaux ont longtemps laissé dans l’ombre ses arts visuels, Zad est invité en 2011 à participer à l’exposition Rebirth organisée par Janine Maamari au Beirut Exhibition Center. Ce moment coïncide avec un tournant dans sa vie artistique où l’expression qui prend corps dans des matériaux concrets (textures, pigments, liquides...), le pousse à expérimenter une autre forme de lutte. Ce virage, annoncé par le souci scénographique et la mise en scène d’un opéra et de plusieurs pièces musicales complexes, lui permettent de réconcilier en lui-même des tendances profondes, latentes, antagonistes, d’interroger les frontières entre visible et invisible. Cette commande de l’opéra du Rhin, avec une carte blanche pour toutes les considérations scénographiques, jusqu’aux costumes, représente une expérience immersive et une date charnière dans l’étreinte de sa propre interdisciplinarité.
Je lui ai demandé très concrètement dans quelles mesures les deux disciplines s’étaient alors condensées en lui, et s’il s'identifie au phénomène de la synesthésie. La synesthésie est la rare perception de stimuli sensoriels comme des impulsions capables de stimuler un sens différent du sens initial. Par exemple, on parle de synesthésie quand on peut percevoir l'odeur des mots, le son des couleurs, les couleurs des sons, le goût des formes, etc. Parmi les artistes ayant cette caractéristique, il y avait Kandinsky, un peintre russe capable de "voir la musique". Effectivement, il est désormais plus aisé pour Zad d’exprimer que plusieurs sens sont mis en éveil, et que les prismes plastique et musical se répondent évidemment. Néanmoins, dans son processus de création, il tient à conserver des énergies séparées, en s’écoutant sur ses besoins en fonction des périodes où le geste du pinceau est intuitif, rapide et direct, et de celle où la fluidité du piano lui correspond plus. “Dans la création, lier les deux est artificiel”; les connexions se font d’une manière beaucoup plus intérieure et nécessitent de laisser s’exprimer l’inconscient. Ainsi, la peinture est à présent une composante indéfectible de son œuvre, mais il n’y a aucun raisonnement dans la communion entre les sons et les couleurs. “Je laisse les choses circuler”.
Tout est intuition chez Zad, même si l’expérience et le savoir-faire finissent par galvaniser et guider sa création. Si Thomas Edison et Jacques Brel étaient là, dans leur expertise respective, ils nous diraient que le talent n’existe pas, et que le travail est responsable du résultat dans sa quasi-totalité. Notre artiste est in extenso en accord avec cette pensée, et insiste sur la construction d’une œuvre d’art, peu importe la dose de spontanéité qu’on souhaite lui attribuer. Équilibrer pour ne pas tomber dans le concept, et in fine dans quelque chose de stérile et d’informe. Le modèle ultime de Moultaka est l’incomparable Jean Sébastien Bach, chez qui il admire l’ambivalence d’une “construction incroyable mais d’une émotion extraordinaire”.
Ainsi, les croquis sont rares mais l'œil est déjà avisé. “Je rentre dans une œuvre comme je rentre dans une forêt, je sais que c’est cette forêt-là, mais je ne sais pas trop de quoi est faite cette traversée”. C’est un travail sur l’ego que Zad mentionne en me disant cela. Son expérience en tant qu’artiste reconnu lui fait peur, il veut volontairement perdre ses repères, élargir la forêt.
Le Liban, le Langage et le Temps
En 2017, avec l’ébauche de l’installation Sacrum, qui n’a finalement pas vu le jour au profit deŠamaŠ, Zad Moultaka voulait amener un bout du Liban à Venise avec un projet inspiré notamment de la grotte de Jeita. Nous nous mettons alors à parler de son rapport au Liban dans son œuvre. “Le lien est évident, je suis né là-bas, ce sont mes racines; la nourriture, les couleurs, des parfums précis, des drames”. Cependant, Zad ne ressent pas forcément de volonté d'incorporer consciemment le Liban à son œuvre, il s’impose, en passant par les canaux de l’inconscient et de l'indicible. “Le Liban est une urgence continue en moi, c’est permanent, c’est comme vivre avec deux bras”. Mais il ne cherche pas à exprimer la résilience des libanais, ni leur désespoir, ni à militer pour dénoncer le marasme économique et politique. Il reste simplement connecté à ce que le Liban a de “très fort et très beau, qui part de l’intérieur du pays”.
Au-delà du Liban, j’ai remarqué une fascination pour la temporalité, la place de l’Homme dans le temps long dans l'œuvre de Zad. Je lui demande ce que cela dit de sa philosophie. “Justement, le Liban est un pays millénaire !”. Nourri par cette idée depuis toujours, et par l’affirmation que l’on naît musulman, chrétien, ou autre, ou encore par les discussions manichéennes de la guerre civile qui cultive l’imaginaire des méchants, de l’autre côté, l’artiste cultive un recul et une rupture avec ces dichotomies. Il me décrit un exercice, fermer les yeux, et entendre à l’envers. Tout simplement ? C’est assez pour prendre de la distance sur notre propre conditionnement, “on défend des idées mais on pourrait aussi bien défendre le contraire”. Il tente d’aborder dans son art ce questionnement global sur la vérité, sur sa condition d’humain; tentative d’éliminer autant que faire se peut les constructions pour atteindre l’essence des choses. C’est là que l’intérêt pour les premiers humains rentre en jeu, et notamment leur rapport totalement différent au pouvoir. “J’essaye de me reconnecter à ce début de l’humanité, plus ou moins pur, débarrassé de ce qu’on a construit aujourd'hui” me dit-il.
Ceci s’inscrit dans une réflexion plus molaire de l’artiste, et notamment sur ses considérations métaphysiques, sur le rapport à l’autre en tant qu’animal, sur la mort, sur la nature. “C’est une prise de conscience plus large, je ne sais rien”. Le sujet de l’Apocalypse, présent depuis longtemps dans l'œuvre de Moultaka, apparaît aujourd’hui pour l’artiste comme une prémonition qui résonne dramatiquement avec les événements qui ont secoué le Liban dans les quatre dernières années. Une apocalypse qui s’entend ici dans son sens le plus biblique, celui de la destruction qui ne peut engendrer que la reconstruction, et en appelle au travail intérieur que chacun doit mener individuellement vers cette renaissance.
Nous en venons à parler des spécificités techniques de son œuvre, sur laquelle j’avais lu un attachement à la transmutation de la matière, et également l’immense importance du choix des matériaux. Zad me présente une analogie, et me propose de réfléchir sur l’image de la percussion musicale, d’une peau tendue sur laquelle on tape afin de provoquer un son. A première vue le son est invisible, ou plutôt inaudible, c’est donc l'interaction avec la matière qui donne vie au son. “La matière physique est là pour nous apprendre”, et nous révèle des liens invisibles. Selon Zad Moultaka, c’est la responsabilité de l’artiste d’être en quête de ces espaces-là.
Voici venu le moment d’évoquer les projets en cours. Reliquen est son nouveau projet en cours, à la galerie TANIT, à Munich, en Allemagne. Il m’en parle avec conviction, mais une conviction poétique, une invitation. La genèse du projet se trouve dans la grotte Chauvet, méconnue et inaccessible au public, dans laquelle il a eu la chance de pouvoir expérimenter un moment d'éternité. Si l’art pariétal (peinture préhistorique) est toujours entouré d’une forme de mysticisme tant il est loin de notre époque, nous en possédons tout de même des traces. Paradoxalement, souligne Zad, “on ne sait rien sur le son”, hormis la vague suggestion que des flûtes existaient il y a 34 000 ans. Pour l’artiste, il y a un avant, et un après Chauvet. Une partie de lui est restée la bas; et s’il a eu accès à de nouvelles pensées, il a aussi paradoxalement renforcé des intuitions existantes.
S’en est suivie l’élaboration d’une rêverie, d’une idée chimérique selon laquelle on aurait trouvé sur les parois de la grotte des sortes de partitions. Zad propose un travail de gravure sur des plaques de métal, de “ce que pourraient être des signes musicaux”. Très vite, il s’est trouvé limité avec son imaginaire des signes, ne voulant pas utiliser une symbolique existante, dans l’optique de renouer avec quelque chose de millénaire. J’ai trouvé cela profondément intéressant d’échanger avec un artiste qui exprimait la sensation d’avoir rencontré des limites alors même que son processus créatif s'inscrivait dans le prisme du rêve. A ce propos, Clémence Cottard Hachem, chercheuse et historienne de la photographie, déclare: “L’installation est à comprendre comme un parcours, une descente presque initiatique où se glisse un quelque chose du sacré. À la frontière du dessin et du son, ces partitions graphiques autonomes témoignent d’un esprit qui s’ancre dans l’écoute pour laisser émerger une chronique pariétale et musicale”.
Cette installation s’inscrit dans un projet plus étalé dans le temps, une recherche personnelle de Zad sur le langage plastique et musical. En effet, il n’a pas seulement imaginé les gravures comme des parois de la grotte, il a également créé des sculptures qui correspondent à des instruments de musique totalement imaginaires. L’artiste introduit une nouvelle enquête, un nouveau jeu; au-delà des signes, quel est le son produit par ces instruments ? Ce qui retient son attention, ce n’est pas le son de l’instrument lui-même, mais l’association d’une forme à un son. On retrouve la synesthésie, la boucle est bouclée ! Cette quête globale est une expérimentation, et non pas une volonté ambitieuse de transcender les langages des peuples du monde. “Rechercher ce qu’il y a de primitif en moi, renouer avec l’enfant, quelque chose de premier, oublier ce qu’il a appris pour recommencer”, un message introspectif qui clôt ma rencontre résolument marquante avec un artiste qui cherche à s’écarter du chevauchement de l’art et du stakhanovisme, et à retrouver une dimension spirituelle et cathartique.
Photo Credit : Klara Beck
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