Je l’ai aimé comme jamais
Mes robes sont restées dans l’armoire. Mes bijoux aussi. Tout comme mes talons. Ils ne m’ont pas manqué. J’ai été invitée à des tables frugales, mais avec de la tendresse tout autour. Je ne suis pas allée aux festivals, ni aux restos, ni au cinéma, mais j’ai jasé à satiété avec ceux avec qui j’aime discuter de la vie, des enfants, des livres, d’avenir. Je n’ai pas « fait » les belles plages du Nord, du Sud, mais j’ai bavardé des heures au soleil avec des personnes qui me sont chères. J’ai dormi tôt après avoir regardé la lune tourner dans le ciel. J’ai conversé avec le coq en regardant le soleil se lever et j’ai écouté chaque fin d’après-midi tout un concert d’oiseaux.
Je l’ai aimé comme jamais. Sans fioritures. Sans course sur les routes. Avec l’essentiel. L’utile. Le nécessaire. J’ai attendu tous les jours que le lendemain soit meilleur. Je lisais rapidement les grands titres de deux, trois journaux, question de savoir si quelqu’un de cette bande de mafiosos s’est enfin souvenu que ce pays est un trésor à chérir. Je n’ai pas allumé la télé, ni la radio. J’ai oublié Netflix et ses « americanades ». J’ai glané mes réseaux sociaux à la recherche des actions généreuses, des grands cœurs. J’ai pleuré de frustration parce que je n’ai pas pu manifester avec les milliers qui souffrent dans leur chair et dans leur vie après cette ignominie du 4 août et j’ai décidé de ne plus passer devant les décombres de ce qui était ma maison et celle de tous ceux que j’ai aimés. J’ai écrit des récits sur la Beyrouth de mon enfance. Je les publierai un jour.
J’ai aussi écrit mon optimisme, celui que seul me dicte mon ADN. Là où est inscrit un amour inexplicable pour tout ce qui fait ce pays. Peut-être même cette « portion » du pays qui est le mien. Cette « idée » du pays qui m’a toujours habitée. On me l’a reproché. « Tu vis dans ta bulle ». « Tu ne sais pas combien les gens souffrent ». J’ai accepté les critiques. Elles sont vraies. Mais ne couvrent pas toute la vérité. Parce que ma vérité à moi réside dans ces impondérables qui me font appréhender le moment où « mon front collé sur le hublot » je pleurerais à chaudes larmes quand les roues de mon avion décolleront de cette terre bénie.
Je m’en irai comme je le fais depuis trente ans déjà en emportant les couleurs du Liban qu’on chante dans la ville-lumière ces jours-ci. J’emporterai le souvenir de ces jeunes qui savent toujours rire, ces vieux résilients qui hantent maisons et jardins. J’emporterai les projets courageux des uns et des autres, malgré, envers tout et les larmes de tous ceux qui restent, aussi amères que celles de ceux qui partent. Je quitterai en laissant derrière moi l’essentiel. Ce qui fait que le cœur bat, que l’espoir ne meurt jamais, que les jours noirs attendent des jours heureux. Je m’en irai vers d’autres horizons bien plus sécuritaires, stables, peut-être plus réconfortants, mais mon cœur continuera à battre pour cette partie de moi que je laisse malade, livrée à des loups, et qui m’inquiète tant... Je l’ai aimé comme jamais.
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