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Séductions et sexualités antiques - Épisode 1

07/09/2023|Sébastien Hubier et Léa Samara

On se fait souvent une idée fausse de l’Antiquité. D’une part, cette dernière n’est pas d’abord occidentale et elle ne saurait être réduite au monde gréco-romain dont l’histoire court du huitième siècle avant l’ère commune – époque d’Homère – à l’abdication de Romulus Augustule le 4 septembre 476. La mythologie de la Grèce antique, par exemple, est l’héritière directe du Proche-orient ancien où était née la la hiérogamie, accouplement de divinités et de mortels qu’on trouve aussi bien dans l’Égypte des XVIIIe , XIXe et XXe dynasties qu’en Mésopotamie ou à Babylone, où Ištar était à la fois la déesse de l’amour et celle de la guerre. D’autre part, on a tendance à considérer ces Antiquités païennes selon nos critères actuels et les auteurs du XIXe siècle aimaient à se les représenter comme un modèle de liberté érotique ignorant culpabilité et continence sexuelle, comme un Âge d’or, en somme, où les femmes auraient joui d’une liberté plus grande que dans les civilisations monothéistes ultérieures. On sait pourtant le caractère partiellement illusoire de cette image, la ligne de partage en matière sexuelle ne se situant pas alors entre hommes et femmes, mais entre citoyens et esclaves, entre individus actifs (agens) et passifs (patiens). 

 

Dans cette société qu’on pourrait dire hâtivement sans genre, et où le citoyen pouvait séduire les hommes comme les femmes, il n’est pas étonnant que les épisodes érotiques aient représenté autant des jeunes éphèbes que des belles hétaïres. On peut penser, comme Pierre Louÿs, que l’Antiquité était une période bénie qui ignorait l’idée même d’impudicité, et il est vrai que les rites de Bacchus donnaient lieu à Rome à des orgies outrées et que le culte hellénisé d’Isis prônait la libération par le sexe. Mais on oublie trop souvent que la loi oppienne, défendue par Caton l’Ancien, restreignait aussi sévèrement le port de tout ornement féminin, que le mariage était conçu comme une institution permettant simplement au citoyen de remplir son devoir vis-à-vis de la cité et qu’Auguste avait fait de l’adultère un délit. La sexualité antique fut soumise à des lois sévères, et, de la République à la fin du premier siècle, Rome fut ainsi profondément influencée par les principes stoïciens et néo-platoniciens qui ont sans relâche rappelé la nécessité de maîtriser passions et pulsions.

 

En outre, les femmes n’étaient, au fond, pas plus l’égal des hommes qu’elles n’étaient égales entre elles. Dans l’Athènes du IVe siècle avant notre ère, l’Apollodore de Démosthène répétait une devise qui nous paraît aujourd’hui bien étrange, sinon choquante : « pour nos plaisirs, nous prenons une courtisane et, pour être quotidiennement choyés, une concubine ; mais si nous prenons une épouse, c’est pour qu’elle nous donne des enfants légitimes et garde fidèlement toutes les petites af aires de notre maison ». Sénèque ira plus loin encore et affirme sans détour que « l’adultère est le genre de fiançailles le plus convenable ». Cet Âge d’or aux yeux de tous les hommes était, peut-être bien, pour certaines femmes, un Âge de fer. Il n’en demeure pas moins que la séduction et le sexe sont alors partout. La Grèce attique, elle, évoquait largement l’univers érotique dans ses céramiques, ses sculptures et ses reliefs dont l’iconographie était précisément codifiée par la topique mythologique et qui représentaient fréquemment les relations sexuelles humaines, divines ou hiérogamiques. Innombrables sont ainsi les lampes à huile représentant explicitement l’acte sexuel ainsi que les amphores, ou les kylix
 

Kylix en terre cuite à figures rouges représentant deux femmes mettant de côté leurs vêtements pour se préparer au bain.Attribuée à Douris le peintre, 470 avant notre ère. (Metropolitan Museum of Art)


Il suffit de flâner dans les salles des antiquités du Louvre ou du British Museum pour considérer la richesse et la délicatesse de l’expression érotique de la Grèce, de l’Étrurie ou de la Rome antique et comprendre combien, dans cette vaste topique de la séduction, les rapports amoureux se trouvaient explicitement distingués : amours désintéressées, divines, inconditionnelles (ἀγάπη), affectueuses (φιλία), familiales (στοργή) et, bien sûr, physiques, corporelles, naturelles, érotiques (ἔρως). Nymphes, barbus musculeux besognant de jolies femmes, accouplements divers et variés, tableaux licencieux accrochés dans des grottes où, si l’on en croit Euripide, se déroulaient des orgies sans frein, la Grèce de la fin du Ve siècle avait un goût prononcé pour les images obscènes à des fins d’excitation sexuelle – ce qui ne signifie pas qu’elles ne puissent avoir aussi des fins rituelles. Quant à la période hellénistique, qui s’intéresse de près à la représentation du corps en mouvement et à l’expression des sentiments et du désir, elle ne fut pas en reste en matière d’histoires de sexe. Celles-ci sont, bien entendu, figurées grâce aux grandes obsessions techniques d’alors qui sont intrinsèquement érotiques (le déhanchement alexandrin, le fameux contrapposto, la ronde-bosse, les drapés, les effets de transparence des vêtements). Surtout, elle introduit de nouveaux sujets issus, notamment, de la poésie idyllique et sentimentale et de la toute récente romance.
 

BD, publiée pour la première fois dans The Guardian, le 30 avril 2014. 


J’ai dénoncé plus haut les travers du chrono- et de l’euro- centrismes. Il n’empêche que le monde d’autrefois détermine encore nos représentations d’aujourd’hui, dans quantité de domaines, y compris dans celui de la sexualité en Orient. Et les variations culturelles se comprenant dans un temps très long et lent, les traits mis en place lors des Antiquités demeurent prégnants jusqu’à nos jours où l’érotisme reste un art lié au maquillage, à la toilette, à la plasticité des corps, à la créativité, à l’imagination, à une étrange alliance de crainte et d’exultation. Comme l’a parfaitement mis en évidence l’équipe de chercheurs réunie à Oxford autour d’Amy Richlin, la plupart des éléments qui constituent notre érotisme d’aujourd’hui étaient déjà présents dans les Antiquités romano-helléno-chrétiennes. D’un côté, le terme de pornographie est utilisé pour la première fois au II e siècle de notre ère pour désigner l’art de représenter les aphrodisia, les choses de l’amour. De l’autre, comme le souligne Laurent Martin, « les tableaux romains montrant des scènes d’accouplement, retrouvés dans les demeures patriciennes, ou les ustensiles domestiques décorés de ces mêmes scènes et plus largement répandus, montrent que la pornographie antique n’était pas réservée aux seules “maisons closes” (terme, pour le coup, anachronique) ni même aux beuveries entre amis. La pornographie était présente dans le cadre domestique, sous les yeux des femmes de la maison, à leur usage aussi bien qu’à celui de leurs compagnons ». Comme aujourd’hui, en définitive. Ainsi, les Romains qui, comme l’écrit Paul Veyne, « ont inauguré le couple puritain [et] inventé la morale conjugale », « les époux doivent être chastes, ne pas trop se caresser, et ne faire l’amour que pour procréer » sont aussi fascinés par la prostitution et la pornographie, en témoigne une fascination certaine pour les figures de la dépravée: Julie, Messaline, Cléopâtre etc..

 

Mais comment donc expliquer ce continuum entre la figuration gréco-romaine de la séduction et nos représentations érotiques ultra-contemporaines ? C’est que des collections d’objets obscènes antiques ont été peu à peu constituées ; et que, dès la Renaissance, celles-ci furent rassemblées dans des chambres réservées ou dans des « jardins d’amour ». Ces images d’interminables fornications humaines ou d’adultères divins ont ainsi pu servir de parangons à une Europe qui, jusqu’au XVIII e siècle, voyait dans l’Empire romain un modèle éthique et esthétique. C’est à partir de ces prototypes que pourront se développer ultérieurement les images érotiques, depuis Gustave Belloc jusqu’à la nouvelle photographie érotique à la mode de Markus Amon, d’Alethea Austin, de Bruno Bisang, de Didier Carré, de Barney Cokeliss ou de Noritoshi Hirakawa.

Gustave Belloc, Nu féminin debout, de dos, draperies, photographie directe sur cuivre argenté, entre 1851 et 1855


Dans le cadre de jardins conçus comme de petits mondes d’êtres naturellement mystérieux et spontanément concupiscents, ces représentations peuvent tendre vers le bizarre, l’hiérogamique, voire le zoophilique ainsi qu’en attestent le grand relief avec Nymphe et satyre, Pan chevauchant un mulet ithyphallique. Depuis l’époque grecque archaïque, les lieux du plaisir sexuel sont illustrés de peintures des positions sexuelles, les fameuses figuræ Veneris, qui visent à instruire et à troubler ceux qui les contemplent. Si l’on en croit Ovide, Auguste lui-même possédait une parua tabella montrant dans le détail les positions de Vénus. Elephantis, Musæus et Labellus étaient connues pour leurs ouvrages qui servaient de stimulant passionnel, s’adressant, semble-t-il, d’abord aux femmes, dévouées au service du plaisir masculin. 
 

Hermès ithyphallique. Vers 520 av. J.-C, Musée d'Athènes 

En bref, séduction et sexualité à l’antique sont les bases de nos séductions et de nos sexualités postmodernes – à cette nuance près, considérable, qu’ils ont été peu à peu transformés au fil de l’Histoire, aux longues périodes médiévale, baroque, classique ou romantique, au gré des échanges et transferts culturels. 

 

Focus Léa: La figure antique de Cléopâtre en Histoire des Arts, et sa réinterprétation à la période de la Décadence ? 

La figure antique de Cléopâtre a été un sujet d'inspiration populaire dans l'Histoire de l'Art, en particulier à partir de la Renaissance. La représentation artistique de Cléopâtre a souvent été influencée par les récits et les interprétations historiques de son époque, mais aussi par les tendances artistiques et les idéaux esthétiques propres à chaque période. La fascination pour Cléopâtre et sa sexualité prend ses racines dans les récits de l'Antiquité qui la décrivent tantôt comme une séductrice fatale, femme charismatique, séduisante et manipulatrice, tantôt comme une femme politique astucieuse, et parfois comme une combinaison des deux. Des auteurs tels que Plutarque et Shakespeare ont contribué à façonner cette image de Cléopâtre en tant que séductrice, utilisant son charme pour influencer les hommes politiques de son époque.

 

Au fil du temps, cette représentation de Cléopâtre en tant que séductrice a été renforcée par des interprétations artistiques, notamment cinématographiques. Les actrices qui ont incarné Cléopâtre à l'écran, comme Theda Bara, Elizabeth Taylor et plus récemment, Cleopatra Coleman, ont souvent été représentées avec une beauté sensuelle, voire une aura sexuelle. En peinture, l'une des représentations les plus célèbres est le portrait de Cléopâtre peint par le maître italien Raphaël au début du XVIe siècle. Ce portrait met en valeur la beauté et le charme de Cléopâtre, avec une attention particulière portée à ses traits féminins et à sa posture gracieuse. D'autres artistes, tels que Jean-Léon Gérôme, ont également créé des peintures mettant en scène des épisodes de la vie de Cléopâtre, notamment sa rencontre avec Jules César et son suicide. En sculpture, des représentations de Cléopâtre ont également été créées ; certaines sculptures la montrant sous un aspect idéalisé, mettant en valeur sa beauté et sa séduction, tandis que d'autres soulignent sa puissance politique et sa stature royale. Dans les arts décoratifs, Cléopâtre a souvent été représentée sur des objets tels que des vases, des meubles et des bijoux, qui mettaient souvent en avant des éléments égyptiens, tels que des motifs de serpent, de lotus ou d'ankh, pour renforcer l'association de Cléopâtre avec l'Égypte antique.

 

Cléopâtre et César par Jean-Leon-Gerome, 1866

 

Cependant, il est important de noter que cette sexualisation de Cléopâtre peut être le résultat de stéréotypes et de fantasmes occidentaux. Les sources historiques sur Cléopâtre sont limitées et souvent biaisées, et il est difficile de démêler la vérité historique de la mythologie et de l'imagination. De plus, la sexualisation de Cléopâtre a souvent été utilisée pour dévaloriser et réduire son rôle politique et sa puissance en la réduisant à une simple figure séductrice. 

Cléopâtre (1963) de Joseph L. Mankiewicz, jouée par Elizabeth Taylor


La période de la Décadence, également connue sous le nom de Fin de l'Antiquité tardive ou de la période tardo-romaine, se situe approximativement entre le IIIe et le VIe siècle après J.-C. Au cours de cette période, l'Empire romain a connu un déclin politique, économique et social, marqué par des bouleversements et des transformations majeures. La figure de Cléopâtre, a été réinterprétée de différentes manières au cours de cette période. La culture et la société sont en pleine transformation, avec l'influence croissante du christianisme et la montée en puissance des empereurs chrétiens. Les valeurs morales et sociales évoluent, et la figure de Cléopâtre ne correspond plus aux nouveaux idéaux. Certains écrivains et penseurs de l'époque ont donc cherché à réinterpréter Cléopâtre pour l'adapter à la nouvelle réalité. Elle a été dépeinte de manière plus négative, présentée comme une femme fatale corrompue, responsable de la décadence morale et de la chute de grands hommes, voire de l’Empire romain tout entier. Les virulentes attaques dont la reine fit l'objet furent avant tout motivées par la misogynie et la xénophobie. Pour ses détracteurs, la reine se confond avec l'Égypte, vue comme l'antithèse de toutes les vertus romaines: terre de vice, décadence, corruption et de pouvoir féminin. Un comble! Il convient de noter que cette réinterprétation négative de Cléopâtre n'a pas été uniforme et que des opinions diverses ont continué d'exister. De plus, cette période a également vu la conservation et la transmission des récits antérieurs sur Cléopâtre, permettant ainsi à sa figure de survivre à travers les siècles et de continuer à susciter l'intérêt et la fascination. 
 

Lexique

- Hiérogamie: accouplement de divinités et de mortels qu’on trouve aussi bien dans l’Égypte des XVIIIe , XIXe et XXe dynasties qu’en Mésopotamie ou à Babylone où Ištar était à la fois la déesse de l’amour et celle de la guerre 

- Éphèbes: Dans la société grecque, les éphèbes étaient des jeunes hommes âgés de 18 à 20 ans environ, qui étaient en transition entre l'enfance et l'âge adulte. Ils étaient considérés comme des citoyens en devenir, et leur éducation était prise en charge par l'État 

- Hétaïres: Une hétaïre était une catégorie spécifique de courtisane ou de compagne hautement éduquée et talentueuse dans l'Antiquité grecque. Le terme "hetaira" signifie littéralement "compagne" ou "associée" en grec. 

- Loi oppienne: Loi romaine édictée en 215 av. J.-C. pendant la Deuxième Guerre punique, proposée par le tribun de la plèbe Lucius Oppius pour réglementer les dépenses et le comportement des femmes romaines. 

- Attique: Région historique située en Grèce, dont la capitale est Athènes, bordée par la mer Égée à l'est. La Grèce attique est célèbre pour sa riche histoire et son influence majeure sur la culture et la civilisation occidentales. Athènes, la principale ville de l'Attique, est considérée comme le berceau de la démocratie, de la philosophie, de l'art, de la littérature et de l'architecture classiques, connue pour ses réalisations culturelles et politiques. C'est à cette époque que des personnalités éminentes telles que Périclès, Sophocle, Euripide, Aristophane et Platon ont émergé. Les grands monuments architecturaux tels que le Parthénon, l'Érechthéion et le temple de Zeus Olympien ont été construits dans la Grèce attique pendant cette période. 

- Kylix: Type de coupe à boire utilisée dans l'Antiquité grecque. Les kylix étaient utilisées lors de symposia, des banquets où les hommes se réunissaient pour boire, discuter, et souvent participer à des activités récréatives et culturelles.

- Contrapposto: Terme utilisé en histoire de l'art pour décrire une pose spécifique dans la représentation sculpturale ou picturale du corps humain, caractérisée par un déséquilibre ou un déplacement du poids du corps d'un côté à l'autre, ce qui crée une posture naturelle et dynamique. 
- Ronde-bosse: Technique de sculpture dans laquelle une œuvre tridimensionnelle est conçue pour être vue sous tous les angles, sans être adossée à un fond ou à un support. 
- Ithyphallique: Représentations artistiques ou des figures caractérisées par la représentation d'organes génitaux masculins en érection. Le terme dérive du grec ancien "ithyphallos" qui signifie littéralement "pénis dressé"

Pour aller plus loin
- Laurent Martin, « Jalons pour une histoire culturelle de la pornographie en Occident » in Le Temps des médias, n°1, Éditions du Nouveau monde, 2003, p.10-30, p.14

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