Josyane Boulos avait un trac fou. Et elle avait bien raison, parce que sa performance était très exigeante et risquée. Jouer une femme de la montagne libanaise avec accent, mimiques, gestuelle, expressions typiques n’était pas chose aisée. Et pourtant elle a réussi ce tour de force avec brio. Et c’est avec une ovation debout qu’elle et sa troupe ont été félicitées, le soir de la première, pour ces deux heures passées avec des personnages attachants, bien campés et surtout authentiques.
C’est ce qu’on retiendra en premier de la « Sobhieh » écrite, produite et jouée par Josyane Boulos. Une étude de caractères juste et bien rendue, sans aucune faille. En (très bref), deux sœurs de la montagne du Kesrouan se retrouvent avec une jeune Beyrouthine qui va tomber amoureuse du fils de l’une d’elle. Une histoire simple, sans quiproquo, pas d’imbroglio, juste un léger suspens, mais si réaliste, qu’elle nous charme, nous fait sourire, rire, nous fait oublier ce qui se passe derrière les murs du théâtre.
C’est dans les détails du décor que tout commence : le « mzar » de la Vierge, petite boîte en vitre que les maisons libanaises aiment installer pour bénir leur domaine, la vigne incontournable qui grimpe, la télé toujours allumée, les graines de tournesol qui l’accompagnent, le cadre photo suspendu trop haut… Et ici on souligne la mise en scène efficace de Lina Abiad qui, en un décor unique, arrive à juguler plusieurs situations.
Les deux femmes vivent donc chez elle dans l’attente de « leur » garçon, puisque l’une d’elle, célibataire, vit depuis toujours avec sa sœur. Et c’est là que se déploie l’étude de mœurs très fine de la productrice confirmée (plus de 70 productions à l’actif de Josyane Boulos). C’est avec grande justesse qu’elle perçoit l’âme montagnarde (la porte d’entrée toujours ouverte, l’affairement à nourrir abondamment son monde, la méchanceté larvée envers tout ce qui leur est étranger, notamment les Beyrouthins). Les rapports de force entre la veuve et sa jeune sœur « vieille fille » sont très bien rendus. Les réparties dans lesquelles l’ascendant de la première qui croit détenir toute la connaissance sur celle qui est demeurée dans l’âme jeune sont truculentes.
À ce tour de bravoure entre les deux femmes, s’ajoute la perception aiguisée de Boulos des relations des jeunes d’aujourd’hui. Malgré une romance inéluctable, les tourtereaux 2.0 vivent un pragmatisme que l’auteur de la pièce a subtilement détecté et reproduit…
La création et la production de « Sobhieh » sont surtout soutenues par un jeu relevé de Maguy Badawi Balaban, Yara Zakhour, Hadi Bou Ayash et bien sûr de Josyane Boulos qui a à son actif plus de 15 rôles, et qui a décidé récemment de se consacrer à son « talent » d’actrice. Et elle en a. Sans aucun artifice, tout naturellement, à croire qu’elle est réellement Jamilé, elle garde les mains croisées sur son ventre, surprotège son fils en le goinfrant, s’emporte bruyamment… « C’est avec Joseph Kassaf que j’ai dû apprendre laborieusement à parler kesserweini ». Défi brillamment relevé.
En cette période de dépression (à tous les sens du terme), Boulos sait qu’elle prend des risques (et à l’occasion remercie le théâtre Monnot pour sa collaboration), mais elle fait acte de résistance en se battant pour la culture « Nous nous disparaissons, mais la Joconde reste ». En effet, celle qui avait écrit dans son blog, il y a quelques temps : « Dans tout ce chaos, des actions individuelles forment une base solide et positive qui fait que ce pays tient encore debout. Et c’est surtout dans la culture que ça se passe. On fait comme si tout allait bien, sans pour cela ignorer que tout va mal. C’est une force incroyable » déclare-t-elle en entrevue privée « J’aime ce qui m’émeut ». Un ressenti très bien transmis et que le public partage avec beaucoup de plaisir.
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