Avec sa dégaine de conteur malicieux, Yahya Jaber promène son regard d’anthropologue dans toutes les strates de notre société et nous offre à chaque nouveau spectacle, un tableau vivant d’un morceau du Liban. Après le succès retentissant de « Moujaddara Hamra », il revient avec deux nouvelles pièces jouées en alternative au théâtre Monnot, toutes deux portées par des femmes, à qui il prête sa plume de poète et de sociologue, de journaliste et d’artiste, maniant le verbe et la tournure avec humour et émotion, la petite histoire à la grande, et qui incarnent chacune à merveille les tranches de vie dans lesquelles elles nous embarquent. A mi-chemin entre stand up comedy, seul en scène, ou Hakawati, il a créé un genre à lui, tissant sans relâche sa toile sociétale. Un survol du Liban sous toutes ses formes et dans toutes ses facettes.
La première, « De Kfarchima à Madfoun » est jouée par Nathalie Naoum connue dans la célèbre série humoristique S-Lchi. Elle y campe le rôle de Laura, épouse modèle du beau Gebrayel, Gab ou Ga pour les intimes, politicien grec Orthodoxe, et homme à femme. Ainsi, après nous avoir plongé au cœur de Nabatiyé au Liban Sud avec « Moujaddara Hamra », de Beyrouth Ouest avec « Tarik el Jdidé », de Baalbeck avec « Haykalo », après avoir saisi les communautés chiites, sunnites, et leurs accents divers, Yahya Jaber nous fait pénétrer de plein corps dans l’univers chrétien, d’achrafieh, chiyeh et Tabaris. Nathalie Naoum, dans sa robe noire à pois blancs, joue l’épouse coincée, touchante et comique à la fois, usée par la découverte des turpitudes de son mari, et servant avec justesse les trouvailles stylistiques expressives et explosives du texte. A l’âge où elle nous parle, c’est une femme mûre qui s’apprête à souffler ses 50 bougies. Elle a vécu la guerre, le goût de la hamayda en été, les souvenirs heureux de l’école sous les bombes chez les religieuses, les rues des quartiers Est de Beyrouth, les VHS et les coupures d’électricité, le mariage et ce qui s’en suit. Elle est aujourd’hui à la croisée des chemins, ou plutôt dans l’impasse d’un rond-point, ne sachant pas vraiment où aller, quelle voie suivre, ou à quel Saint se vouer, sinon Charbel, surtout depuis qu’elle découvre que son mari la trompe avec sa meilleure amie. Pour tenter de se venger, elle fait vibrer le téléphone secret de son mari trouvé dans la boite à gants comme pour l’électrocuter, et pendant que la voiture les conduit de Beyrouth à Jbeil, ressurgissent les souvenirs marquants des épisodes sanglants entre chrétiens durant la dernière période de la guerre civile.
Dans la deuxième pièce, « Morphine », jouée par Sawsan Chawraba, le décor est moins dépouillé que d’ordinaire, et l’actrice qui revêt des allures de poupée de cire, se sert du piano et de sa voix pour égrener la pièce de quelques partitions classiques et de chansons populaires. Son jeu, expressionniste, alterne entre les deux personnages qu’elle incarne. Celui de sa tante Souheir, venue de Palestine avec ses airs de grande dame grandiloquente déchue, qui raconte ses souffrances amoureuses, et le sien, jeune femme touchée par le cancer. L’addiction à l’amour pour l’une et à l’addiction à la morphine pour l’autre. Il y a certainement dans ce nouvel opus quelque chose de plus dur et de plus acerbe, comme si Yahya Jaber comblait par le théâtre la peur du vide et de la mort, en mettant en scène les ravages de la maladie et de la maladie d’amour qui au fond se ressemblent. Le ton reste dans l’humour et le rire que Sawsan laisse fuser de manière macabre est comme une manière de conjurer le sort. Car l’actrice tout comme le metteur en scène, tous deux touchés par la maladie dans leur vraie vie trouvent le salut sur les planches.
Une autre pièce à venir est en gestation, et ce sera à nouveau Anjou Rihane, l’actrice de « Moujaddara Hamra » qui accompagnera Yahya Jaber dans sa nouvelle aventure humaine et collective. Résolument décidé à laisser une marque personnelle dans ce répertoire qui est désormais le sien, le conteur infatigable continuera ainsi à nous donner des nouvelles de qui nous sommes et de notre histoire.
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