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Vertige Lunaire

01/11/2019|Michèle M. Gharios

À ceux qui ne comprennent pas que les Libanais puissent « danser leur révolte ».

Vertige lunaire
La lune roule sa bosse au-dessus de Beyrouth comme pour caresser des effluves rauques.
Elle se plaît à saupoudrer de paillettes d’argent les immeubles bétonnés, les terrains vagues, les parkings surpeuplés et les rues désordonnées.
Et dans le nid de la couvée frileuse, que fait la petite fille ?
Bercée par le va-et-vient des poupées de chiffon, des marionnettes, elle s’engouffre sous les couvertures, ferme les yeux.
C’est le seul moyen de saler l’existence, de feindre le roulis de son ventre trop soupçonneux.
Elle veille, inquiète de savoir le ciel capable de tout, comme scier de l’acier hautement oxydable, dramatiquement contagieux.
Et même si la brume s’amuse à engloutir le paysage et que les vicissitudes virent à la sépia, la mémoire de la petite s’est perdue au bord du chemin houleux pour s’en aller glaner de nouvelles fleurs domestiques.
Elle ne les cueillera pas.
Elle les apprivoisera pour apprendre à les assaisonner avec le parfum sucré des abeilles.
Elle danse.
Elle danse et dit danse avec moi.
Pendant que la musique enivre les sens vaguement coupables de savoir que de l’autre côté, on meurt un peu plus que la veille.
Pendant que le DJ s’agite comme un forcené, comme si sa vie en dépendait, comme si c’était maintenant ou jamais,
elle danse et dit danse avec moi.
Pendant que les femmes aux seins lourds traînent leurs corps écaillés dans les allées poussiéreuses à la recherche d’une histoire plausible pour s’y ramener,
Pendant que les portraits placardés observent les poubelles, se nourrissent du lichen jauni et de colle sèche, que martyrs, coupables ou héros, toutes confessions confondues hantent les murs,
elle danse et dit danse avec moi.
Et la mer est là, au loin, qui ramasse le fioul, le lèche et le berce dans le ressac, l’amuse avec les sacs poubelle, les épluchures, les carcasses, les vieilles chaussures et les ressors rouillés.
Et la montagne est là, elle veille sur Beyrouth comme sur un enfant qui fait semblant de dormir, l’insomniaque enfant, la montagne est là qui regarde ses trous béants que les camions gourmands ont transportés sur des chantiers, pour ériger des barricades humaines sur les flancs d’une autre montagne.
Et le ciel est là qui héberge cette lune qui se traîne et s’étire, prend son temps au-dessus de Beyrouth pendant qu’elle danse, danse et qu’elle dit danse avec moi.
On lui a coupé une aile, et depuis elle tourne sur place.
Comme une toupie, elle danse, elle tourne.
Derviche tourneuse, elle tourne.
Tourne le dos au vice qui enveloppe sa ville, et tourne.
Elle danse et tourne et tourne et danse et danse et tourne.
On lui a coupé les vivres, et voilà que sa force s’affirme et se confirme.
Et elle danse dans ce fleuve amer, des remous la bousculent et elle danse jusqu’à basculer dans l’ébriété béate où son saoul apprivoisera l’unique fleur sauvage, l’unique chambre à air de sauvetage sur la planète des possibles.
Extrait de «Collier d’air»

 

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