Mon cœur suffoque. Impuissant et anéanti devant l’injustice. Devant le crime de l’oppresseur.
Ma tête se remplit de cris, de bruits, de stridences, de désespoirs. Elle tombe, avilie et abîmée, sans potence.
Ma voix se brise en mille éclats de verre depuis hier, depuis des jours, des semaines.
Et pourtant je me lève et je me traîne. Pour vous, pour vous écrire, mes frères.
Pour vous et pour moi. Pour continuer. Pour exorciser l’horreur. Non plus le mal qui s’infiltre partout, qui s’accroche, qui fructifie comme un cancer, non plus la peur, mais quelque chose de plus terrible, qui ressemble à une rupture de l’alliance, à la négation de Dieu.
Vous avez été battus, molestés, arrêtés, agressés, mes frères. Ç’aurait pu être moi, ç’aurait pu être chacun d’entre nous dans la rue, parce qu’il croit à la paix, à l’idéal, à la vérité. Et toute personne qui orchestre cette violence, qui la décide, qui l’acclame, qui s’en réjouit, qui seulement la justifie, se range du côté de l’étrangleur, elle est homicide, elle est déicide.
Vous avez été humiliés, frappés, piétinés, séquestrés, mes frères. Alors que d’autres, armés et protégés, des tueurs cavalent en liberté, alors que nos voleurs triomphent et demeurent. Et toute personne qui leur donne raison, qui alimente, qui appuie, qui seulement explique cette injustice, se place du côté de la tyrannie, elle est homicide, elle est déicide.
Vous avez été traînés, affamés, crucifiés, tués, mes frères. Pendant que d’autres se croisent les bras ou font des discours creux comme leur âme, ils s’amusent à faire de la politique, à parler d’ingérences, de manipulations, de stratégies, de corruptions obligées, d’autres opinions, de Machiavel. Et toute personne qui, en ce moment, a l’impudeur des grands mots, l’arrogance du pouvoir, qui soutient ce régime de la honte et de la terreur, a les mains sales de notre sang et de leur imposture, elle est homicide, elle est déicide.
Et jamais plus nous ne nous saluerons désormais, elle et moi, dans la rue. Telle est la Révolution du 17 octobre. Elle nous a éclairés au moins sur ce qu’il reste d’humain et de digne en nous. Et l’humain refuse ce qui nous frappe et ce qui nous écrase. Il ne peut plus faire semblant ni serrer la main qui applaudit ou qui se tait ou qui signe le pacte de l’oppression. Avec la Révolution notre conscience s’est réveillée, et notre mémoire, surtout elle. Elle nous raconte qui a monté des murs entre les frères, qui a brûlé son pays, saccagé nos maisons, qui a menti, qui a trompé, qui a abusé, qui nous a exilés, qui nous a conduits au plus bas une fois, puis deux fois, puis cent fois.
Vous avez été battus, mes frères. Et je ne peux rien faire. Sauf vous dire que vous n’êtes pas seuls, que vous ne le serez jamais, que nous sommes nombreux à croire encore au bien, et si ce n’est pas pour aujourd’hui, ce sera pour demain. Camus a raison, « nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des justes. Il y a une chaleur qui n’est pas pour nous ».
Vous avez été battus, mes frères. Et je ne peux rien faire. Sauf vous parler, m’adresser à la lumière qui brille dans vos yeux, à vos larmes qui coulent sur mes lèvres, à votre désarroi qui est le mien, qui est le nôtre devant tant d’inégalités, à vos lésions, les vraies qui resteront, les blessures psychiques, qui sont aussi les miennes, qui sont aussi les nôtres, chaque jour un peu plus ouvertes, chaque jour un peu plus profondes, comme des échardes dans la peau, comme des clous dans nos cerveaux. Et c’est pour ce préjudice le plus grave, c’est pour cette violence morale que les persécuteurs doivent être jugés.
Vous avez été battus, mes frères. Et je ne peux rien faire. Sauf vous écrire que le soleil se lève quelque part, que tout mon corps s’incline devant vous, que mes bras s’ouvrent et que nous sommes ensemble, aimants et solidaires, et qu’ainsi nous tâcherons d’oublier, rien qu’une heure durant, ou pour quelques secondes, la misère de ce monde, pour nous laisser aller enfin, pour descendre les fleuves impassibles, pour espérer l’aurore et les étoiles. Une seule petite seconde d’égoïsme pour s’aimer un peu et rêver l’impossible.
« Cela s’appelle la tendresse », oui la tendresse, mes frères.
Photo : @ghazibaker
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